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  • Par des chemins détournés

    Zweig poursuit en analysant le comportement d'Érasme dans le contexte agité de son époque, marqué par le début de la Réforme luthérienne, source d'emblée de conflits à la fois religieux et politiques.

    « Parce qu'il ne veut se rallier à aucun parti, Érasme se brouille avec les deux. ''Je suis un Gibelin pour les Guelfes* et un Guelfe pour les Gibelins'', dit-il. Le protestant Luther le couvre d'imprécations, l'Église catholique met ses livres à l'index.(...)

    Cette attitude, cette ''indécision'', ou mieux cette ''volonté de ne pas se décider'', les contemporains d'Érasme et d'autres après eux l'ont appelée bien stupidement lâcheté ; ils ont accusé cet homme timide et clairvoyant de tiédeur et de versatilité.(...)

    Parfois, il s'est mis à l'abri, il a fui par des chemins détournés au moment où la démence générale battait son plein ; mais, ce qui importe le plus, c'est qu'au milieu de cet effroyable ouragan de haine il ait conservé intact son joyau spirituel, sa foi en l'humanité ; et c'est à cette petite lueur que Spinoza, Lessing et Voltaire ont pu allumer leur flambeau, comme le feront par la suite tous les futurs Européens**. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 1 Sa mission. Le sens de sa vie)

     

    *Dans la guerre pour la prééminence en Europe, les Guelfes soutenaient la papauté, et les Gibelins le Saint Empire germanique. La rivalité politique des chefs trouvait ses soutiens populaires (et aussi sa chair à arquebuse) en excitant l'antagonisme religieux. (Méthode toujours en vigueur avec des résultats toujours aussi satisfaisants).

    **Européens au sens de constructeurs de l'idée européenne.

     

    Cette caractérisation de l'attitude d'Érasme implique une double liberté.

    Liberté de l'intellect dans la volonté de ne pas se décider, autrement dit le scepticisme. Il s'agit bien d'un travail de la volonté. Arriver à préserver sa faculté de choix contre la pente de l'impulsivité qui produit une obnubilation du jugement.

    La libération de l'intellect ouvre la possibilité de la deuxième liberté, celle de l'affectif : se mettre à l'écart, se détourner de la démence générale. C'est de la perte de son intégrité psychique (son joyau spirituel) que la fuite par des chemins détournés préserve Érasme.  

    Spinoza, dans un contexte tout aussi troublé plus d'un siècle après, dira la même chose à sa façon : « L'homme libre montre la même Vaillance ou présence d'esprit à choisir la fuite qu'à choisir le combat ». (Éthique Partie 4 corollaire proposition 69)

    Et bien sûr on pense surtout à Montaigne. Zweig omet de le citer ici, mais il lui consacrera une biographie, qui sera son dernier écrit.

    Érasme, Montaigne, Spinoza, Lessing, Voltaire (il faut rajouter Goethe, Freud et Romain Rolland) : les flambeaux auxquels Zweig lui aussi a nourri sa propre foi en l'humanité. Avant d'être finalement abattu, dévitalisé, par un autre effroyable ouragan de haine.