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  • Ce qui barre la route fait faire du chemin

    « Au siège de Sébastopol, Tolstoï saute des tranchées et fuit vers le bastion sous le feu nourri de l'ennemi : il avait une horrible peur des rats et venait d'en apercevoir un. »

    (Camus Carnets automne 1941)

     

    En tant que phobique de concours, je comprends. Entre un rat qui va sûrement vous mordre et en tous cas vous rend déjà malade de répulsion, et le risque aléatoire d'être éventuellement atteint par une balle ennemie, le choix est vite fait.

    Outre que cela révèle un certain optimisme – inattendu – chez Tolstoï.

     

    « À ajouter à l'Absurde* citation de Tolstoï comme modèle de logique illogique :

    ''Si tous les biens terrestres pour lesquels nous vivons, si toutes les jouissances que nous procurent la vie, la richesse, la gloire, les honneurs, le pouvoir, nous sont ravis par la mort, ces biens n'ont aucun sens. Si la vie n'est pas infinie, elle est tout simplement absurde, elle ne vaut pas la peine d'être vécue et il faut s'en débarrasser le plus vite possible par le moyen du suicide.'' (Confession)

    Mais plus loin, Tolstoï rectifie : ''L'existence de la mort nous oblige soit à renoncer volontairement à la vie, soit à transformer notre vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut lui ravir.'' »

     

    « Cf Marc-Aurèle : ''Partout où l'on peut vivre, on y peut bien vivre.''

    '' Ce qui arrête un ouvrage projeté devient l'ouvrage même.''

    Ce qui barre la route fait faire du chemin. »

     

    Sur ces mots d'espoir finit, début 1942, le 3° cahier.

     

    *Camus désigne ici les trois œuvres qui forment un triptyque autour de cette notion : L'Étranger, Le Mythe de Sisyphe, Caligula. Outre l'intérêt propre de chacun de ces textes, on remarque le choix qu'il fait de décliner le thème sous trois formes littéraires différentes : roman, essai, théâtre. Un choix d'écriture qu'il partage d'ailleurs avec Sartre ou Beauvoir.

     

  • Expériences indicibles

    « Le problème en art est un problème de traduction. Les mauvais écrivains : ceux qui écrivent en tenant compte d'un contexte intérieur que le lecteur ne peut pas connaître. Il faut être deux quand on écrit : la première chose, une fois de plus, est d'apprendre à se dominer. »

    (Camus Carnets automne1941)

     

    En un mot ces mauvais écrivains sont égocentrés, narcissiques (euh ça fait deux mots). Ce qui les conduit souvent à étaler complaisamment Leur Vie Passionnante, les états de Leur Âme Unique. Aujourd'hui comme de tout temps on les trouve dans le monde de l'édition, mais là où ils pullulent vraiment, c'est sur les résasociaux. La phrase de Camus met chacun d'entre nous en garde contre cette pente.

    Cependant notons que ce n'est pas nécessairement une question de sujet. On peut feindre de parler du monde pour en réalité ne parler que de soi (j'ai des noms en tête mais n'attendez pas de moi que je balance). On peut aussi, parlant de soi, construire une œuvre universelle. Il ne s'agit que de ne pas tricher. Et le lecteur-trice voit venir l'exemple :

    « On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme de l'humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. » (Montaigne Essais III,2 Du repentir)

    « J'ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi ; je fourvoie quand j'écris d'autre chose et me dérobe à mon sujet. Je ne m'aime pas si indiscrètement (sans discernement) et ne suis si attaché et mêlé à moi que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier, comme un voisin, comme un arbre. » (III,8 De l'art de conférer)

     

    « Manuscrits de guerre, de prisonniers, de combattants. Ils sont tous passés à côté d'expériences indicibles et n'en ont rien tiré. Six mois dans une administration des postes ne les auraient pas moins enseignés. Ils répètent les journaux. Ce qu'ils y ont lu les a bien plus frappés que ce qu'ils ont vu de leurs yeux. »

    Phrases empreintes d'une désagréable morgue d'intellectuel, qui juge du haut de sa propre aptitude analytique et philosophique, ainsi que de son aisance d'écriture.

    Au plan éthique, en outre, c'est comme imposer une double peine aux auteurs de ces textes. Ils ont été pris dans l'absurdité d'expériences indicibles auxquelles ils ont pourtant trouvé le courage et la dignité d'opposer leurs mots, tout insuffisants ou maladroits qu'ils puissent être. Ils écrivent au plus près de ce qu'ils sont, tout simplement. Et par cela leurs récits sont tout aussi riches d'enseignements que des réflexions plus élaborées. 

     

    Mais en réalité, et une fois de plus, on a plutôt affaire ici à un débat intérieur pour Camus :

    « Vertige de se perdre et de tout nier, de ne ressembler à rien, de briser à jamais ce qui nous définit, d'offrir au présent la solitude et le néant, de retrouver la plate-forme unique où les destins à tout coup peuvent se recommencer. La tentation est perpétuelle. Faut-il lui obéir ou la rejeter ? Peut-on porter la hantise d'une œuvre au creux d'une vie ronronnante, ou faut-il au contraire lui égaler la vie, obéir à l'éclair ? Beauté, mon pire souci, avec la liberté. »

     

  • C'est toujours un grand crime

    « On n'a pas assez senti en politique combien une certaine égalité est l'ennemie de la liberté. En Grèce, il y avait des hommes libres parce qu'il y avait des esclaves. »

    « ''C'est toujours un grand crime de détruire la liberté d'un peuple sous prétexte qu'il en fait un mauvais usage.'' (Tocqueville) »

    (Camus Carnets 1941)

     

    Avec ces deux notes qui se suivent dans le carnet, on a l'impression que Camus prépare une dissertation. Ça fait un peu sujet du bac. « À l'aide de ces deux citations, vous définirez les conditions d'exercice de la liberté dans son rapport à l'égalité, celui de la démocratie dans son rapport à la dictature. »

    L'idée que l'égalité pourrait contredire la liberté je la trouve non seulement scandaleuse, mais vraiment absurde.

    La Boétie démontre clairement le contraire : la servitude volontaire (qui est l'absolu contraire de la liberté, étant renonciation au désir-même de liberté) ne peut s'installer que dans un rapport d'inégalité. Un rapport fondé sur du plus ou du moins. On s'aliène à un plus riche, plus puissant, en espérant ainsi pouvoir à son tour dominer un moins riche, moins puissant.

    La liberté commence donc là où cesse le pouvoir de l'inégalité, et surtout son attrait sur les consciences, cette envie d'être un peu (ou beaucoup) « plus égal » que l'autre.

    La liberté, dit La Boétie, commence donc par savoir dire juste ce petit mot : non. Et de là parfois on peut travailler à réduire les inégalités, autrement dit à faire progresser la justice.

    Quant à la deuxième citation, il est clair que ceux qui décident quel est le « bon usage » de la liberté des autres sont ceux qui considèrent en avoir le droit : ou bien parce qu'ils ont le pouvoir, et veulent le garder. Ou bien parce qu'ils ne l'ont pas et veulent le prendre.

    Ça fait beaucoup de monde qui travaille à l'aliénation généralisée.