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Blog - Page 5

  • C'est l'hiver que ce sera triste

    « On exagère toujours l'importance de la vie individuelle. Tant de gens ne savent qu'en faire qu'il n'est pas absolument immoral de les en priver. D'autre part, tout prend une valeur nouvelle. Mais cela a déjà été dit.

    L'absurdité essentielle de cette catastrophe ne change rien à ce qu'elle est. Elle généralise l'absurdité un peu plus essentielle de la vie. Elle la rend plus immédiate et plus pertinente. Si cette guerre peut avoir un effet sur l'homme, c'est de le fortifier dans l'idée qu'il se fait de son existence et dans le jugement qu'il porte sur elle. Dès l'instant où cette guerre ''est'', tout jugement qui ne peut l'intégrer est faux.

    Un homme qui réfléchit passe généralement son temps à adapter l'idée qu'il a formée des choses aux faits nouveaux qui la démentent. C'est dans cette inclinaison, cette gauchissure de la pensée, dans cette correction consciente, que réside la vérité, c'est à dire l'enseignement d'une vie.

    C'est pourquoi, si ignoble que soit cette guerre, il n'est pas permis d'être en dehors. Pour moi naturellement, et d'abord – qui puis risquer ma vie en pariant pour la mort sans une crainte. Et pour tous ceux anonymes et résignés, qui vont vers cette tuerie inexcusable – et dont je sens toute la fraternité. »

    (Camus Carnets septembre 39)

     

    La vie individuelle, tant de gens ne savent qu'en faire qu'il n'est pas absolument immoral de les en priver. Dans cette phrase assez provocante on perçoit un aspect qu'on peut qualifier d'aristocratique dans la morale de Camus. Une aristocratie des gens capables d'assumer la liberté et l'autonomie individuelle. Quand on voit tant de gens suspendus aux injonctions au conformisme, remettant leur précieuse aptitude à la vie individuelle (qui repose avant tout sur une pensée personnelle) au premier venu des influenceurs qui, lui, a un tiroir-caisse à la place du cerveau, et un autre à la place du cœur …

    Mais précisément : cette vie sous influence, logarithmée, pavlovisée, c'est bien au contraire quelque chose d'absolument immoral.

    En fait, pour Camus qui ne vivait pas dans notre monde résasocialisé, cette phrase traduit surtout son désarroi devant l'absurdité essentielle de cette catastrophe, l'emprisonnement dans une vie en mode guerre. L'absurdité, cette chose impossible à éviter (cf. De là que tout soit si simple) :

    Dès l'instant où cette guerre ''est'', tout jugement qui ne peut l'intégrer est faux.

    Une intégration qui lui fait retrouver, après son moment cynique de mépris aristocratique, le fondamental de sa morale, la fraternité. Fraternité ici pour tous ceux anonymes et résignés, qui vont vers cette tuerie inexcusable.

     

    « Un vent froid entre par la fenêtre.

    Maman : -Le temps commence à changer.

    -Oui.

    -Est-ce qu'on va garder l'éclairage réduit pendant toute la guerre ?

    -Oui, probablement.

    -C'est l'hiver que ce sera triste.

    -Oui. »

     

     

  • Les signes de l'absurde événement

    « Septembre 39. La guerre.

    Les gens qui se font opérer d'urgence par un médecin réputé d'Alger parce qu'ils ont peur qu'il soit mobilisé ». (Camus Carnets)

     

    « Dans le tram : ''La Pologne, elle se laisse pas faire''

    ''Le pacte 'anti-comertin', il existe plus.''

    ''Hitler, si on lui donne le petit doigt, il faudra bientôt tomber le pantalon.''

    Au marché : -Vous savez, samedi, c'est la réponse.

    -Quelle réponse ?

    -La réponse de Hitler.

    -Et alors ?

    -Alors on saura si c'est la guerre.

    -Si c'est pas malheureux !

    À la gare, des réservistes giflent les employés : ''Embusqués !'' »

     

    Les mots simples des gens simples. Et, par cette simplicité-même, non dépourvus d'efficacité pour ce qu'on appelle aujourd'hui la résilience. Anti-comertin : grâce à cette déformation, le mot se fait ridicule, comme si on dépouillait l'ennemi de son uniforme pour l'affubler d'un vieux vêtement avachi, les sonorités gutturales s'amollissent. Et ainsi le pacte anti-komintern entre l'Allemagne nazie et le Japon impérial est déchu de l'épique guerrier : au fond, tout ça c'est jamais que des magouilles entre puissants sur le dos des pauvres gens, on en a vu d'autres ...

    Mais devant la guerre, viennent aussi la peur, la fragilité, si bien que faute de pouvoir s'en prendre au destin implacable de logique aveugle (cf note précédente), ou à Hitler pareillement insondable et si loin, on s'en prend à ceux qui sont là, dans la même peur, la même fragilité. Et ce sont elles que l'on gifle sur le miroir que nous tend leur visage.

     

    « La guerre a éclaté. Où est la guerre ? En dehors des nouvelles qu'il faut croire et des affiches qu'il faut lire, où trouver les signes de l'absurde événement ? Elle n'est pas dans ce ciel bleu sur la mer bleue, dans ces crissements de cigales, dans les cyprès des collines. Ce n'est pas ce jeune bondissement de lumière dans les rues d'Alger.

    On veut y croire. On cherche son visage et elle se refuse à nous. Le monde seul est roi et ses visages magnifiques.

    Avoir vécu dans la haine de cette bête, l'avoir devant soi et ne pas savoir la reconnaître. Si peu de choses ont changé. Plus tard, sans doute, viendront la boue, le sang et l'immense écoeurement. Mais pour aujourd'hui on éprouve que le commencement des guerres est semblable aux débuts de la paix : le monde et le cœur les ignorent.»

    « … Se souvenir des premiers jours d'une guerre aussi probablement désastreuse, comme des jours d'un bonheur prodigieux, singulier et instructif destin … Je cherche à légitimer ma révolte que, jusqu'ici, rien, dans les faits, n'est venu fonder. »

    Grande authenticité dans ces lignes, au plus près de l'expérience réelle, de l'exactitude des sensations et des sentiments. Sans chercher à faire semblant, se surprendre à ne pas éprouver la désolation attendue.

    Une authenticité, une surprise, qui condamnent bien mieux que toutes les considérations morales l'absurdité de la guerre, ce suicide collectif.

     

  • C'est comme ça qu'ils s'en sortent

    « À la guerre. Les gens qui évaluent le degré de danger particulier à chaque front. ''C'est le mien qui était le plus exposé.'' Ils font encore des hiérarchies dans l'avilissement universel. C'est comme ça qu'ils s'en sortent. »

    (Camus Carnets avril 1939)

     

    Et Camus, lui, comment s'en sort-il ? Grâce à ce qu'il lit, qui lui est une aide à vivre et à réfléchir (ce qui pour lui est souvent la même chose). Ses réflexions sur ces notes, il ne les livre pas. Mais n'espérez pas, lecteurs, être pour autant exemptés de quelques unes des miennes ...

     

    « Poe et les quatre conditions du bonheur :

    1)La vie en plein air

    2)L'amour d'un être

    3)Le détachement de toute ambition

    4)La création. »

    Bon là, c'est assez difficile de ne pas être d'accord.

     

    « Baudelaire : ''On a oublié deux droits dans la Déclaration des Droits de l'Homme : celui de se contredire et celui de s'en aller.''

    Comme quoi Baudelaire avait aussi de l'humour. CQFD.

     

    « Id. ''Il est des séductions si puissantes qu'elles ne peuvent être que des vertus.'' »

    Mon oreille spinoziste ne peut s'empêcher de remarquer la dissonance.

    Puissances/vertus OK, mais séductions amènent plutôt du côté de la passivité. Cela dit, Baudelaire n'est pas obligé d'être d'accord avec Spinoza. Et de fait, le retournement qu'il fait ici de séductions à vertus, appelle immanquablement le rapprochement avec le propos qui sous-tend Les Fleurs du mal.

     

    « 1)Oedipe* supprime le sphynx, et, s'il dissipe les mystère, c'est par sa connaissance de l'homme que l'univers du Grec est clair.

    2)Mais c'est le même homme que le destin implacable de logique aveugle. Clarté sans ombre du tragique et du périssable. » (août 1939)

     

    « À Athènes il y avait un temple consacré à la vieillesse. On y conduisait les enfants. »

    Aujourd'hui c'est un peu le contraire. Beaucoup de "temples" pour célébrer ou invoquer la jeunesse, et l'on y conduit les vieux pour leur faire croire qu'ils peuvent échapper à leur vieillesse. 

     

    « Légendes des divinités camouflées en mendiants, incitaient à la charité. Elle n'était pas naturelle. »

     

    « Je veux bien mourir pour elle, dit P. Mais qu'elle ne me demande pas de vivre. »

    Le contexte de l'été 39 pourrait prêter à confusion. Mais non : il s'agit bien de la femme que P. est censé aimer. Pas de la patrie.

     

    *Ces notes sur la mythologie, Camus les a prises en vue d'un voyage qu'il comptait faire en Grèce à la fin de l'été 1939. Voyage annulé pour cause d'éclatement de la guerre.