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Blog - Page 9

  • Avec la volonté du bonheur

    « Infirme qui dit à Mersault : ''l'Argent. C'est par une sorte de snobisme spirituel qu'on veut essayer de croire qu'on peut être heureux sans argent.''

    M., rentrant chez lui, examine les événements de sa vie à la lumière de ces faits. Réponse : oui. Pour un homme ''bien né'', être heureux c'est reprendre le destin de tous non pas avec la volonté du renoncement, mais avec la volonté du bonheur.

    Pour être heureux il faut du temps, beaucoup de temps. Le bonheur lui aussi est une longue patience. Et le temps, c'est le besoin d'argent qui nous le vole. Le temps s'achète. Tout s'achète. Être riche, c'est avoir du temps pour être heureux quand on est digne de l'être. »

    (Camus Carnets 17 novembre 1937) (notes pour le roman La Mort heureuse)

     

    Camus revoit le concept classique d'otium à la lumière de son expérience personnelle. C'est exactement ce qu'a fait Montaigne auparavant. Mais les contextes et personnalités étant différents, les considérations de chacun portent des accents tout aussi différents.

    À cet égard l'expression un homme ''bien né'' est intéressante. Camus entend par là non bien sûr le fait d'être né dans les couches supérieures de la société, mais ce qu'il a dit plus haut, l'appartenance à une certaine « race » d'hommes, qui savent qu'un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde. (cf Cet accord de la main et des fleurs).

    Le sens social de l'expression en revanche s'applique bien à Montaigne, qui a construit son rapport à l'otium en mode philosophie antique, dans l'opposition au negotium. Pour lui negotium que la gestion du domaine, les responsabilités de juge, de maire, et aussi de négociateur occasionnel dans la vie politique agitée de l'époque. Activités qu'il a vécues comme empiétement sur son temps libre et sa liberté tout court, une limitation de son temps pour être heureux à sa façon, selon ses choix et ses besoins les plus personnels.

    Camus n'a pas vécu aussi fortement la séparation, il a connu au contraire le bonheur de faire coïncider sa vie intellectuelle de philosophe et son engagement politique. Et puis plus prosaïquement il a eu, lui, l'obligation de gagner sa vie.

    En revanche ils se rejoignent sans nul doute sur l'idée que Camus formule Le bonheur lui aussi est une longue patience.

     

    On voit dans la phrase de l'infirme revenir le débat intérieur qui est celui du moment pour Camus. Via ce personnage et non sans autodérision, il pointe son possible snobisme spirituel. L'apologie du dénuement sur laquelle il a conclu son premier carnet : elle était évidente dans le cloître de Fiesole, mais peut-elle avoir la même authenticité, la même vérité, dans la vraie vie, celle où tout s'achète, y compris le temps pour être heureux ?

    Et où par conséquent il faut pour la plupart se résigner à ne pas avoir assez de temps pour construire son bonheur, faute d'argent.

    Ou alors il y a la solution stoïcienne : voilà c'est comme ça la vie, j'essaie de faire avec.

    « Il est normal de donner un peu de sa vie pour ne pas la perdre tout entière. Six ou huit heures par jour pour ne pas crever de faim. Et puis tout est profit à qui veut profiter. » (22 novembre)

    Mais de même qu'il faut imaginer Sisyphe heureux, on aura le stoïcisme joyeux : tout est profit à qui veut profiter. Foin du snobisme spirituel de volonté du renoncement, le renoncement pas besoin de le chercher il s'impose de lui-même. Plutôt tenir bon dans sa volonté du bonheur.

    (Non sans ajouter que la possibilité de bonheur dans les six ou huit heures, ça dépend beaucoup de quel type de travail ...)

     

  • Sur un échange de pastilles de menthe

    « Rama Krishna, à propos du marchandage : ''L'homme vraiment sage est celui qui n'a de dédain pour rien.'' Ne pas confondre idiotie et sainteté. »

    (Camus Carnets 23 septembre 37)

     

    « Dans les chemins au dessus de Blida, la nuit comme un lait et une douceur, avec sa grâce et sa méditation. Le matin dans la montagne avec sa chevelure rase ébouriffée de colchiques – les sources glacées, l'ombre et le soleil – mon corps qui consent puis refuse. L'effort concentré de la marche, l'air dans les poumons comme un fer rouge ou un rasoir affilé – tout entier dans cette application et ce surpassement qui s'efforce à triompher de la pente – comme une connaissance de soi par le corps. Le corps, vrai chemin de la culture, il nous montre nos limites. » (17 octobre 1937)

    Une marche où sans nul doute Sisyphe et Camus se sont accompagnés, souffrant et exultant ensemble sur la même pente.

     

    « L'exigence du bonheur et sa recherche patiente. Il n'y a pas de nécessité à exiler une mélancolie, mais il y en a une à détruire en nous ce goût du difficile et du fatal. Être heureux avec ses amis, en accord avec le monde, et gagner son bonheur en suivant une voie qui pourtant mène à la mort.

    ''Vous tremblerez devant la mort.''

    ''Oui, mais je n'aurai rien manqué de ce qui fait ma mission et c'est de vivre.'' Ne pas consentir à la convention et aux heures de bureau. Aspirer à la nudité où nous rejette le monde, sitôt que nous sommes seuls devant lui. Mais surtout, pour être, ne pas chercher à paraître. »

    (18 octobre)

    « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi (…)

    Nous sommes de grands fols : '' Il a passé sa vie en oisiveté, disons nous ; je n'ai rien fait d'aujourd'hui. - Quoi, avez vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. - Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. - Avez vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes'' ».

    (Montaigne Essais III,13 De l'expérience)

     

    « Au cinéma de quartier, on vend des pastilles de menthe où est écrit : ''M'épouserez-vous un jour'' ''M'aimez-vous ? '' Et les réponses : ''Ce soir'', ''Beaucoup'', etc. On les passe à sa voisine qui répond de la même manière. Des vies s'engagent sur un échange de pastilles de menthe. » (8 novembre)

    On faisait la même chose à l'école avec les copines, mais avec des petits biscuits. Et encore, plus tard, à la cantine du lycée, où ces mêmes biscuits accompagnaient crème ou fromage blanc. On n'engageait pas nos vies, mais on se payait, en guise de deuxième dessert, de bonnes tranches de rire en cherchant les associations les plus absurdes.

     

  • Je n'ai d'autre force que d'aimer et d'admirer

    « Chaque fois que l'on (que je) cède à ses vanités, chaque fois que l'on pense et vit ''pour paraître'', on trahit. À chaque fois, c'est toujours le grand malheur de vouloir paraître qui m'a diminué en face du vrai. Il n'est pas nécessaire de se livrer aux autres, mais seulement à ceux qu'on aime. Car alors ce n'est plus se livrer pour paraître mais seulement pour donner. Il y a beaucoup plus de force dans un homme qui ne paraît que lorsqu'il le faut. »

    (Camus Carnets 15 septembre 37)

     

    On remarque ici deux choses : la vanité de paraître n'est pas condamnée au regard de l'opposition orgueil/humilité, mais de celle vérité/trahison-diminution. Diminution renvoyant à la conception de la grandeur des philosophes indexée sur le vrai (cf Ce que valent les philosophes). Et trahir dit bien que la vérité dont il s'agit est une authenticité, une fidélité à ce qu'on est, pense, croit, veut.

    Deuxième chose : la question n'est pas celle de la valeur morale de la personne, d'être quelqu'un de bien, la question est celle de l'efficacité de ses actes, de sa force d'agir.

     

    « Une certaine continuité dans le désespoir finit par engendrer la joie. Et les mêmes hommes, qui à San Francesco, vivent devant les fleurs rouges, ont dans leur cellule le crâne de mort qui nourrit leurs méditations, Florence à leur fenêtre et la mort sur la table. Pour moi, si je me sens à un tournant de ma vie, ce n'est pas à cause de ce que j'ai acquis, mais de ce que j'ai perdu.

    Je me sens des forces extrêmes et profondes. C'est grâce à elles que je dois vivre comme je l'entends. Si aujourd'hui je me trouve si loin de tout, c'est que je n'ai d'autre force que d'aimer et d'admirer. Vie au visage de larmes et de soleil, vie comme je l'aime et l'entends. Il me semble qu'à la caresser, toutes mes forces de désespoir et d'amour se conjugueront.

    Aujourd'hui n'est pas comme une halte entre oui et non. Mais il est oui et il est non. Non et révolte devant tout ce qui n'est pas les larmes et le soleil. Oui à ma vie dont je sens pour la première fois la promesse à venir. Une année brûlante et désordonnée qui se termine et l'Italie ; l'incertain de l'avenir, mais la liberté absolue à l'égard de mon passé et de moi-même. Là est ma pauvreté et ma richesse unique.

    C'est comme si je recommençais la partie ; ni plus heureux ni plus malheureux. Mais avec la conscience de mes forces, le mépris de mes vanités, et cette fièvre, lucide, qui me presse en face de mon destin. »

    C'est sur ces mots que Camus termine le premier de ses cahiers, ce 15 septembre 1937 un tournant de sa vie, une de ces étapes subjectives qui font date dans un parcours. (cf Dans nos derniers retranchements)

    Comme dans la note précédente, on retrouve l'énergie insolente de sa jeunesse dans la combinaison de sa belle acquiescentia in se ipso spinoziste combinée à sa solide Wille zur Macht nietzschéenne : la joie, d'autre force que d'aimer et d'admirer, oui à ma vie, cette fièvre lucide qui me presse …