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Blog - Page 7

  • Nonchalant d'elle

    « La seule liberté possible est une liberté à l'égard de la mort. L'homme vraiment libre est celui qui, acceptant la mort comme telle, en accepte du même coup les conséquences – c'est à dire le renversement de toutes les valeurs traditionnelles de la vie. Le ''Tout est permis'' d'Ivan Karamazov est la seule expression d'une liberté cohérente. Mais il faut aller au fond de la formule. »

    (Camus Carnets août 38)

    La seule liberté possible est une liberté à l'égard de la mort : cela fait bien sûr penser au célèbre incipit du Mythe de Sisyphe  « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. »

    Pourtant, aussi bien dans Sisyphe qu'ici, cette idée plus stoïcienne que ça tu meurs me parle assez peu. Idée présente aussi chez Montaigne, mais qu'au fil du temps, de l'expérience et de l'écriture, il va mettre de côté.

    Non qu'il la trouve fausse, d'ailleurs elle ne l'est pas : pouvoir se donner la mort est en effet l'ultime liberté de l'être humain, et peut être au fond, oui, la seule. Puisque c'est le seul acte dont on n'a pas à répondre, vu qu'on n'est plus, qu'il n'y a plus personne pour en répondre.

    L'idée n'est pas fausse, mais contrairement à ce qu'affirme Camus, il ne faut pas la considérer comme sérieuse, je trouve. La mort c'est un truc grave, terrible, insupportable, l'anti-joie par excellence, et c'est pour cela qu'il ne faut pas en rajouter en l'honorant de ce mot de sérieux.

    La mort il faut la traiter par la seule chose qu'elle mérite : le mépris (attention ça va sans dire mais mieux en le disant, il s'agit bien mépris pour la mort, pas pour les morts, l'amour que nous avons pour eux, la détresse de les avoir perdus, de les avoir vus souffrir parfois).

    Un mépris qui n'est pas nécessairement tendu et sérieux lui-même. Il peut être souriant comme dans la si belle phrase de Montaigne :

    « Que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait. »

    (Essais I,20 Que philosopher c'est apprendre à mourir)

    Toute la finesse de Montaigne dans ce et encore plus. La peur devant la mort c'est avant tout la frustration de se dire : voilà, c'est fait, on n'ira pas plus loin, on ne fera pas mieux. C'est de cette frustration-là qu'il y a à se libérer.

    Le moyen le plus simple, c'est Spinoza qui le formule, de manière très simple aussi :

    « L'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. »

    (Éthique Proposition 67 Partie IV : De la servitude humaine, autrement dit des forces des affects)

     

  • Toujours un peu en deçà

    « L'aveugle qui sort la nuit entre 1 heure et 4 heures avec un autre ami aveugle. Parce qu'ils sont sûrs de ne rencontrer personne dans les rues. S'ils rencontrent un réverbère, ils peuvent rire à l'aise. Ils rient. Tandis que le jour, il y a la pitié des autres qui les empêche de rire.

    ''Écrire, dit cet aveugle. Mais ça n'intéresse personne. Ce qui intéresse dans un livre, c'est la marque d'une existence pathétique. Et nos vies ne sont jamais pathétiques.'' »

    (Camus Carnets août 38)

    Admirable de force et de simplicité, cet aveugle qui se voit drôle plutôt que pathétique, et refuse de « faire des histoires » …

     

    « Pour écrire, être toujours un peu en deçà dans l'expression (plutôt qu'au-delà). Pas de bavardages en tous cas.

    L'expérience ''réelle'' de la solitude est une des moins littéraires qui soient – à mille lieues de l'idée littéraire qu'on se fait de la solitude.

    Cf ce qu'il y a de dégradant en toutes souffrances. Ne pas se laisser aller au vide. Tâcher de vaincre et de ''remplir''. Le temps – ne pas le perdre. »

    La première phrase je la trouve très juste. Les textes qui me paraissent les plus forts sont ceux qui savent rester en deçà. Ce ne sont pas nécessairement des textes courts. L'en deçà n'est pas quantitatif, mais qualitatif : il correspond à un certain mode bien caractérisé par pas de bavardages en tous cas. Par exemple les digressions de Montaigne, la complexité stratifiée d'une phrase de Proust, ou encore les descriptions balzaciennes, les larges panoramas hugoliens (etc.) je ne les ressens pas comme du bavardage (je sais que ce n'est pas le cas de tout le monde, à chacun sa sensibilité esthétique).

    En revanche la suite me laisse plus perplexe.

    Comprendre l'enjeu qu'il met dans l'opposition expérience réelle et idée littéraire de la solitude passe sans doute par des éléments biographiques précis du moment où il écrit. Mais de fait l'opposition plus générale entre l'expérience réelle, qui est concrète, incarnée, personnelle, et l'idée qui tend à l'abstraction et la généralisation, elle est très opératoire, en littérature comme ailleurs.

    Cependant il me semble que l'acte d'écriture reste paradoxal sur ce point. On n'écrit pas sans s'isoler un tant soit peu, pas nécessairement au plan matériel, mais toujours au plan psychologique, en se créant sa bulle. Mais en même temps on n'est pas vraiment seul en écrivant, on écrit toujours à l'intention d'un supposé lecteur. Aussi fantasmatique qu'on le sache, on le sent là à regarder par dessus votre épaule.

    La suite, à partir de cf ce qu'il y a de dégradant semble associer solitude et souffrance. Ce qui vaut pour la solitude réelle dans certains cas. Mais dégradant interroge. Cela renvoie peut être à ce que note l'aveugle de la première citation : la pitié des autres qui empêche de rire. Dégradant au sens de diminution de sa valeur, d'évidement de son être. C'est en tout cas ce que laisse supposer Ne pas se laisser aller au vide. Tâcher de vaincre et de ''remplir''.

    Mais bon, j'ai conscience que j'ergote beaucoup peut être (et encore – je t'assure lecteur – je reste en deçà de ce qui me vient). Bref j'arrête là : Le temps – ne pas le perdre. 

     

  • De là que tout soit si simple

    « Roman.

    -Je suis obligé de reconnaître que j'ai de graves défauts, dit Bernard. (personnage de La Mort heureuse) Par exemple, je suis menteur.

    -?

    -Oh! je sais bien. Il y a des défauts qu'on n'avoue jamais. D'autres qu'il ne coûte rien de se reconnaître. Avec le ton de la fausse humilité bien sûr ! ''C'est vrai, je suis colère, je suis gourmand.'' Dans un sens, ça les flatte. Mais être menteur, vaniteux, envieux, ça ne s'avoue pas. Ce sont les autres qui le sont. Et d'ailleurs, à avouer ses colères, on évite de parler du reste. À quelqu'un qui s'accuse spontanément, vous n'allez pas chercher d'autres défauts, n'est-ce pas ?

    Moi, je n'ai pas de mérite. Je me suis accepté moi-même. De là que tout soit si simple. »

    (Camus Carnets juin 1938)

     

    Malgré sa jeunesse, Camus fait preuve ici de sa connaissance de la psychologie humaine. Je dis malgré sa jeunesse, mais non : en fait le temps ne fait rien à l'affaire. C'est une question d'aptitude à observer, à entendre, à décoder, que certains possèdent très jeunes, et dont d'autres seront incapables toute leur vie.

    La dernière phrase complète une idée notée plus haut : ça commence à me passer d'être sensible à l'opinion (cf Vraiment oui). S'accepter soi-même simplifie, au sens propre : pas besoin de se dédoubler pour offrir aux autres une image de soi que l'on veut plus flatteuse, en tout cas plus adaptée à leurs critères (supposés) de jugement.

    C'est simple est une expression que j'aime toujours entendre. Ex : La panne a une cause simple, on va réparer ça facilement. Quant aux gens simples, ceux qui sont là comme ils sont, sans chercher à frimer, à en mettre plein la vue, ils sont bienfaisants, leur présence, leur attitude, procure détente et calme, allège et éclaire. La simplicité simplifie.

     

    « La tentation commune à toutes les intelligences : le cynisme. » (juin 1938)

    Voilà qui est très juste aussi. Il dit toutes les intelligences, toutes les façons de comprendre le jeu social. Il y a l'intelligence du cynisme froid, détaché, celui qui fait les manipulateurs voire les sociopathes. Et il y a le cynisme symétrique de ceux qui ont peur, à l'inverse, d'être dupes, d'être manipulés.

    Et puis il y a le cynisme réactionnel, paradoxal, de ceux qui ont honte de leur douceur, de leur sentimentalité, alors ils luttent contre leur empathie spontanée à l'égard d'autrui. Et sans doute bien d'autres déclinaisons.

     

    « Misère et grandeur de ce monde : il n'offre point de vérités mais des amours.

    L'Absurdité règne et l'amour en sauve. » (juin 38)

    Majuscule pour l'absurdité, pas pour l'amour. L'absurdité est d'ordre totalitaire. Du moment qu'il y a de l'absurdité, elle est nécessairement partout. C'est pourquoi l'amour ne peut la nier. Il en sauve et non pas : il y fait échapper. La seule force de l'amour est de se maintenir au cœur même de l'absurde.