Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Toujours un peu en deçà

« L'aveugle qui sort la nuit entre 1 heure et 4 heures avec un autre ami aveugle. Parce qu'ils sont sûrs de ne rencontrer personne dans les rues. S'ils rencontrent un réverbère, ils peuvent rire à l'aise. Ils rient. Tandis que le jour, il y a la pitié des autres qui les empêche de rire.

''Écrire, dit cet aveugle. Mais ça n'intéresse personne. Ce qui intéresse dans un livre, c'est la marque d'une existence pathétique. Et nos vies ne sont jamais pathétiques.'' »

(Camus Carnets août 38)

Admirable de force et de simplicité, cet aveugle qui se voit drôle plutôt que pathétique, et refuse de « faire des histoires » …

 

« Pour écrire, être toujours un peu en deçà dans l'expression (plutôt qu'au-delà). Pas de bavardages en tous cas.

L'expérience ''réelle'' de la solitude est une des moins littéraires qui soient – à mille lieues de l'idée littéraire qu'on se fait de la solitude.

Cf ce qu'il y a de dégradant en toutes souffrances. Ne pas se laisser aller au vide. Tâcher de vaincre et de ''remplir''. Le temps – ne pas le perdre. »

La première phrase je la trouve très juste. Les textes qui me paraissent les plus forts sont ceux qui savent rester en deçà. Ce ne sont pas nécessairement des textes courts. L'en deçà n'est pas quantitatif, mais qualitatif : il correspond à un certain mode bien caractérisé par pas de bavardages en tous cas. Par exemple les digressions de Montaigne, la complexité stratifiée d'une phrase de Proust, ou encore les descriptions balzaciennes, les larges panoramas hugoliens (etc.) je ne les ressens pas comme du bavardage (je sais que ce n'est pas le cas de tout le monde, à chacun sa sensibilité esthétique).

En revanche la suite me laisse plus perplexe.

Comprendre l'enjeu qu'il met dans l'opposition expérience réelle et idée littéraire de la solitude passe sans doute par des éléments biographiques précis du moment où il écrit. Mais de fait l'opposition plus générale entre l'expérience réelle, qui est concrète, incarnée, personnelle, et l'idée qui tend à l'abstraction et la généralisation, elle est très opératoire, en littérature comme ailleurs.

Cependant il me semble que l'acte d'écriture reste paradoxal sur ce point. On n'écrit pas sans s'isoler un tant soit peu, pas nécessairement au plan matériel, mais toujours au plan psychologique, en se créant sa bulle. Mais en même temps on n'est pas vraiment seul en écrivant, on écrit toujours à l'intention d'un supposé lecteur. Aussi fantasmatique qu'on le sache, on le sent là à regarder par dessus votre épaule.

La suite, à partir de cf ce qu'il y a de dégradant semble associer solitude et souffrance. Ce qui vaut pour la solitude réelle dans certains cas. Mais dégradant interroge. Cela renvoie peut être à ce que note l'aveugle de la première citation : la pitié des autres qui empêche de rire. Dégradant au sens de diminution de sa valeur, d'évidement de son être. C'est en tout cas ce que laisse supposer Ne pas se laisser aller au vide. Tâcher de vaincre et de ''remplir''.

Mais bon, j'ai conscience que j'ergote beaucoup peut être (et encore – je t'assure lecteur – je reste en deçà de ce qui me vient). Bref j'arrête là : Le temps – ne pas le perdre. 

 

Commentaires

  • Ne pas se laisser aller au vide, ne pas perdre son temps, qu'est-ce que c'est, au fond ? Ne pas lâcher prise ? La volonté d'agir, d'être heureux, a aussi besoin de retraits, de silences, de blancs, non ? "Tâcher de vaincre" qui ? soi-même ?
    Désolée, il ne me vient que des questions.

  • Bonnes questions oui. Pour ma part, en me plongeant dans ces carnets je suis sensible au volontarisme de Camus. Je pense qu'à certains moments, comme ici sans doute, il s'exhorte lui-même (dans ces lignes à son usage personnel ne l'oublions pas) à ne pas céder au découragement, voire à la dépression qu'il évoque parfois à demi-mot.
    Merci pour tous ces commentaires et à suivre j'espère !

Les commentaires sont fermés.