« Le problème en art est un problème de traduction. Les mauvais écrivains : ceux qui écrivent en tenant compte d'un contexte intérieur que le lecteur ne peut pas connaître. Il faut être deux quand on écrit : la première chose, une fois de plus, est d'apprendre à se dominer. »
(Camus Carnets automne1941)
En un mot ces mauvais écrivains sont égocentrés, narcissiques (euh ça fait deux mots). Ce qui les conduit souvent à étaler complaisamment Leur Vie Passionnante, les états de Leur Âme Unique. Aujourd'hui comme de tout temps on les trouve dans le monde de l'édition, mais là où ils pullulent vraiment, c'est sur les résasociaux. La phrase de Camus met chacun d'entre nous en garde contre cette pente.
Cependant notons que ce n'est pas nécessairement une question de sujet. On peut feindre de parler du monde pour en réalité ne parler que de soi (j'ai des noms en tête mais n'attendez pas de moi que je balance). On peut aussi, parlant de soi, construire une œuvre universelle. Il ne s'agit que de ne pas tricher. Et le lecteur-trice voit venir l'exemple :
« On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme de l'humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. » (Montaigne Essais III,2 Du repentir)
« J'ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi ; je fourvoie quand j'écris d'autre chose et me dérobe à mon sujet. Je ne m'aime pas si indiscrètement (sans discernement) et ne suis si attaché et mêlé à moi que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier, comme un voisin, comme un arbre. » (III,8 De l'art de conférer)
« Manuscrits de guerre, de prisonniers, de combattants. Ils sont tous passés à côté d'expériences indicibles et n'en ont rien tiré. Six mois dans une administration des postes ne les auraient pas moins enseignés. Ils répètent les journaux. Ce qu'ils y ont lu les a bien plus frappés que ce qu'ils ont vu de leurs yeux. »
Phrases empreintes d'une désagréable morgue d'intellectuel, qui juge du haut de sa propre aptitude analytique et philosophique, ainsi que de son aisance d'écriture.
Au plan éthique, en outre, c'est comme imposer une double peine aux auteurs de ces textes. Ils ont été pris dans l'absurdité d'expériences indicibles auxquelles ils ont pourtant trouvé le courage et la dignité d'opposer leurs mots, tout insuffisants ou maladroits qu'ils puissent être. Ils écrivent au plus près de ce qu'ils sont, tout simplement. Et par cela leurs récits sont tout aussi riches d'enseignements que des réflexions plus élaborées.
Mais en réalité, et une fois de plus, on a plutôt affaire ici à un débat intérieur pour Camus :
« Vertige de se perdre et de tout nier, de ne ressembler à rien, de briser à jamais ce qui nous définit, d'offrir au présent la solitude et le néant, de retrouver la plate-forme unique où les destins à tout coup peuvent se recommencer. La tentation est perpétuelle. Faut-il lui obéir ou la rejeter ? Peut-on porter la hantise d'une œuvre au creux d'une vie ronronnante, ou faut-il au contraire lui égaler la vie, obéir à l'éclair ? Beauté, mon pire souci, avec la liberté. »
Commentaires
En effet, ce jugement sur les mémoires de guerre est fort méprisant. Tous ces écrits ne prétendaient pas à la création littéraire.
Le dernier passage cité révèle le questionnement intérieur de Camus, sous le signe de l'exigence.
C'est ce qu'on peut dire en effet : s'il est très (trop) exigeant envers autrui, c'est qu'il l'est avant tout envers lui-même.