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  • 48 nuances d'affects (25) Douter et redouter

    « XXXIX. La Peur (timor) est le Désir d'éviter par un moindre mal un mal plus grand que nous craignons. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    La peur, timor en latin, phobos en grec. Et de fait ce qui est décrit ici est le mécanisme psychique de la phobie.

    Exemples. Être pris dans une foule vous met dans un tel état de panique que vous choisirez le moindre mal de vous priver de certaines sorties ou fêtes. Claustrophobe, vous préférerez à l'angoisse et à la sensation d'étouffer dans une cabine d'ascenseur le moindre mal des courbatures consécutives à l'ascension à pied d'une tour de vingt étages.

    (Cela dit pour la santé ce sera pas si mal)

    (quoi ? Oui, sauf si vous êtes cardiaque)

    (ils sont fatigants ces hypocondriaques).

     

    Plus haut (scolie prop 39 partie 3), Spinoza a formulé la chose de manière encore plus nette : « cet affect qui dispose l'homme de telle sorte qu'il ne veuille pas ce qu'il veut, ou qu'il veuille ce qu'il ne veut pas, s'appelle la Peur. »

    En arriver à ne plus savoir ce qu'on veut ou ce qu'on ne veut pas, subir le déboussolement de son désir : telle est la phobie, cette maladie du doute.*

    C'est pour échapper au doute que le phobique fait le choix mutilant de renoncer à son désir (qu'il ne veuille pas ce qu'il veut), ce qui peut aboutir à le retourner (qu'il veuille ce qu'il ne veut pas). Une auto-mutilation considérée comme un moindre mal que le flottement d'âme (cf 10).

    Pour circonscrire le flottement et l'indéfini, on se trouve un objet (chose, animal, personne, situation etc.) sur lequel concentrer la peur, un objet qu'il suffira, contre le doute, de redouter.

    Naturellement le « choix » de cet objet ne doit rien au hasard, il correspond à la tentative de résoudre un conflit inconscient.

    Une résolution pas facile en Névroland, si bien que dans une sorte de course en avant, il n'est pas rare qu'une phobie en entraîne une autre.

    Et un moindre mal s'ajoutant à un autre moindre mal, puis un autre, puis un autre, à l'arrivée ça fait pas mal de mal, et pas si moindre que ça.

     

     

    *Ne pas confondre bien sûr ce doute pathologique avec le "Que sais-je ?" du scepticisme philosophique, dont Montaigne nous a prouvé la fécondité. (Cela dit, et il le dit lui-même entre les lignes, il y a parfois des points de jonction entre les deux).

     

     

  • 48 nuances d'affects (24) Cruauté

     

    « XXXVIII. La Cruauté (crudelitas) ou Férocité (saevitia) est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou à qui nous fait pitié. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Remarquons la formulation : Spinoza n'envisage pas la cruauté du point de vue de qui éprouve l'affect, comme il l'a fait jusqu'ici, mais du point de vue de qui en subit les conséquences. Est-ce volontaire ou inconscient ? En tous cas cela révèle son incapacité, non seulement à éprouver lui-même l'affect de cruauté, mais à concevoir qu'on puisse l'éprouver. La cruauté est pour lui chose sidérante.

    Dans l'époque troublée où il a vécu (bienvenue au club) il l'a souvent rencontrée pourtant. Il fut particulièrement horrifié par le lynchage des frères de Witt.

    Ces hommes politiques en vue en Hollande étaient opposés à la maison d'Orange. L'un deux, ancien responsable élu, fut emprisonné un temps. Au moment de sa libération, le 21 août 1672, lui et son frère venu le chercher furent pris à partie et massacrés par la foule, dans un délire inouï de cruauté.

    Spinoza, qui était de leurs amis, voulut faire apposer une plaque sur le lieu de l'assassinat, pour dénoncer les « ultimi barbarorum » (barbares absolus) qui l'avaient accompli. Il s'en laissa cependant dissuader par ses proches, son conatus lui soufflant que ça ne servait à rien de finir comme eux.

    Trois siècles et demi, ainsi que plusieurs guerres, actes terroristes et horreurs plus tard, nous avons accumulé maints exemples de la pertinence de la définition donnée ici.

    Bombarder, torturer, violer des civils, bref faire du mal à ceux qu'aiment les combattants de la nation ennemie, de l'autre religion, d'une idéologie antagoniste.

    Dans ces situations on s'autorise allègrement la cruauté envers l'autre avec l'argument massue qu'il le mérite forcément, pour la seule raison qu'il est de l'autre bord.

    Des situations donc, où est déniée la « pitié » envers cet autre, c'est à dire le sentiment de partager avec lui la même humanité. Pour rappel :

    « La Pitié (commiseratio) est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous. » (définition 18) (cf 11)

    Spinoza, consolant comme toujours, tient à indiquer l'antidote.

    « À la Cruauté s'oppose la Clémence, qui n'est pas une passion, mais une puissance de l'âme par laquelle l'homme maîtrise colère et vengeance. » (Explication définition 38)

    Une puissance de l'âme, oui, qui manque cruellement à tous ceux qui confondent la force avec la violence, le pouvoir avec le despotisme, le droit avec leur tortueuse perversité.

     

  • 48 nuances d'affects (23) Pareillement affecté

    « XXXV. La Bienveillance (benevolentia) est le Désir de faire du bien à celui qui nous fait pitié. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Rappel : la pitié est le fait de se sentir partie prenante, selon le mécanisme d'imitation des affects (cf 11), de la douleur d'autrui. C'est l'une des modalités de la fraternité, cette conscience d'avoir avec autrui l'humanité en partage.

    La bienveillance est ainsi le désir de mettre en acte une fraternité positive, de tenter de réparer ce qui fait mal, de le compenser par l'apport de quelque chose qui fait du bien.

    Mais, comme l'histoire de Caïn et Abel nous le rappelle, il existe aussi un mode négatif de fraternité, celui qui lie les frères ennemis par une réciprocité de haine.

    « XXXVI. La Colère (ira) est le Désir qui nous excite, par Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons. »

    « XXXVII. La Vengeance (vindicta) est le Désir qui nous excite, par Haine réciproque, à faire du mal à qui, pareillement affecté, nous a infligé un dommage. »

    Avec ce pareillement affecté Spinoza insiste sur le point essentiel de son éthique. Faire de la bienveillance l'antidote de la vengeance, agir selon un parti-pris de fraternité positive, n'est pas une affaire de morale abstraite, mais de reconnaissance des affects.

    Les reconnaître en nous et chez les autres. Aux deux sens : les repérer et les analyser, mais aussi les admettre, ne pas les dénier.

    Mais le gros problème c'est que la colère et la vengeance, même reconnues comme telles, restent des affects passifs, et sous leur effet on se laisse emporter : à la tristesse, au découragement, au dégoût de soi et de l'humanité.

    La bienveillance, en tant que pitié pour soi, pour l'autre, du mal que fait que la haine à l'un et à l'autre, pourrait être le début du chemin pour se libérer de l'emportement.

    Un chemin sur lequel on se heurtera aux mêmes difficultés que pour se libérer d'un comportement addictif (car qu'est-ce que la vengeance, le talion, sinon une addiction à la haine ?).

    De ces difficultés Spinoza nous prévient dans les tout derniers mots de son Éthique.

    « Si maintenant l'on trouve très difficile le chemin que j'ai montré (…) du moins peut on le découvrir. Et il faut bien que ce soit difficile, ce qu'on trouve si rarement. Car comment pourrait-il se faire, si le salut se trouvait sous la main et qu'on puisse le découvrir sans grand labeur, que tous ou presque le négligent ? Mais tout ce qui est difficile est remarquable autant que rare. »

    (scolie proposition 42 partie 5)

    Grand labeur, rare : faut donc croire qu'avoir tout simplement l'instinct de survie ça dépasse l'humanité ? (Comme dirait Nietzsche)