« XXXVIII. La Cruauté (crudelitas) ou Férocité (saevitia) est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou à qui nous fait pitié. »
(Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)
Remarquons la formulation : Spinoza n'envisage pas la cruauté du point de vue de qui éprouve l'affect, comme il l'a fait jusqu'ici, mais du point de vue de qui en subit les conséquences. Est-ce volontaire ou inconscient ? En tous cas cela révèle son incapacité, non seulement à éprouver lui-même l'affect de cruauté, mais à concevoir qu'on puisse l'éprouver. La cruauté est pour lui chose sidérante.
Dans l'époque troublée où il a vécu (bienvenue au club) il l'a souvent rencontrée pourtant. Il fut particulièrement horrifié par le lynchage des frères de Witt.
Ces hommes politiques en vue en Hollande étaient opposés à la maison d'Orange. L'un deux, ancien responsable élu, fut emprisonné un temps. Au moment de sa libération, le 21 août 1672, lui et son frère venu le chercher furent pris à partie et massacrés par la foule, dans un délire inouï de cruauté.
Spinoza, qui était de leurs amis, voulut faire apposer une plaque sur le lieu de l'assassinat, pour dénoncer les « ultimi barbarorum » (barbares absolus) qui l'avaient accompli. Il s'en laissa cependant dissuader par ses proches, son conatus lui soufflant que ça ne servait à rien de finir comme eux.
Trois siècles et demi, ainsi que plusieurs guerres, actes terroristes et horreurs plus tard, nous avons accumulé maints exemples de la pertinence de la définition donnée ici.
Bombarder, torturer, violer des civils, bref faire du mal à ceux qu'aiment les combattants de la nation ennemie, de l'autre religion, d'une idéologie antagoniste.
Dans ces situations on s'autorise allègrement la cruauté envers l'autre avec l'argument massue qu'il le mérite forcément, pour la seule raison qu'il est de l'autre bord.
Des situations donc, où est déniée la « pitié » envers cet autre, c'est à dire le sentiment de partager avec lui la même humanité. Pour rappel :
« La Pitié (commiseratio) est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous. » (définition 18) (cf 11)
Spinoza, consolant comme toujours, tient à indiquer l'antidote.
« À la Cruauté s'oppose la Clémence, qui n'est pas une passion, mais une puissance de l'âme par laquelle l'homme maîtrise colère et vengeance. » (Explication définition 38)
Une puissance de l'âme, oui, qui manque cruellement à tous ceux qui confondent la force avec la violence, le pouvoir avec le despotisme, le droit avec leur tortueuse perversité.
Commentaires
Magnifique définition de la Clémence, merci, Ariane.
Oui Spinoza est un bon compagnon de route, une consolation, un espoir.