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  • 48 nuances d'affects (22) Zèle d'amour

    « XXXIV. La Reconnaissance ou Gratitude (gratia seu gratitudo) est le Désir (cupiditas), ou zèle d'Amour (amoris studium) par lequel nous nous efforçons de faire du bien à qui, pareillement affecté d'amour envers nous, nous a fait du bien. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Pour approfondir cet affect, il est utile de se reporter, comme Spinoza le suggère, à trois propositions énoncées précédemment dans cette partie 3.

    « Qui a quelqu'un en Haine s'efforcera de lui faire du mal, sauf s'il a peur qu'en naisse un plus grand mal pour lui ; et au contraire, qui aime quelqu'un, par la même loi s'efforcera de lui faire du bien. » (proposition 39)

    Soulignons dans cette définition le comparatif peur d'un plus grand mal.

    Toujours le positionnement des affects sur une échelle. Joie/tristesse, amour/haine, et maintenant, en parallèle, bien/mal.

    Le bien et le mal pour Spinoza ne sont pas des valeurs, des idéaux, des normes. Chaque individu s'efforce seulement d'aller vers ce qui lui fait du bien, d'éviter ce qui lui fait du mal, un peu plus de bien, un peu moins de mal.

    « Par bien j'entends ici tout genre de Joie (…) et par mal tout genre de Tristesse (…) ce n'est pas parce que quelque chose est un bien que nous le désirons, mais au contraire c'est ce que nous désirons que nous nommons un bien ; et c'est donc selon son affect que chacun juge ou estime ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est meilleur, ce qui est pire, et enfin ce qui est le meilleur et ce qui est le pire. » (scolie proposition 39) (je souligne).

    La proposition 39 considérant les deux affects amour et haine, va se décomposer dans les deux suivantes :

    « Qui s'imagine haï de quelqu'un, et croit ne lui avoir donné aucune raison de haine, l'aura en haine en retour. » (prop 40)

    « Si quelqu'un s'imagine aimé de quelqu'un, et croit n'avoir donné aucune raison pour cela, il l'aimera en retour. » (prop 41)

    S'imagine, croit : place centrale du pré-supposé, de l'interprétation affective de la réalité, dans la détermination de nos comportements.

    C'est pour cela que Spinoza propose un travail d'intelligence du fonctionnement psychique : ce travail seul permet la libération de ce qu'on imagine ou croit, de la mé-connaissance, de l'in-conscience. Et par là ouvre la possibilité d'un bon agir, c'est à dire autant que possible en connaissance de cause. Ce que Spinoza nomme adéquation.

    La définition 34, j'y reviens, pose le zèle d'amour en inverse du zèle de haine qui motive à faire du mal par vengeance, zèle de haine perversement « justifié » par la loi du talion.

    Ici on reconnaît le bien fait, on rend le bien pour le bien.

    Allons plus loin. Puisque tout passe par le présupposé, c'est en supposant l'autre animé de bonnes intentions envers soi qu'on sera porté à lui faire du bien.

    Du coup on a moins à perdre qu'à gagner à faire systématiquement cette supposition positive (puisqu'elle suscitera chez l'autre, en retour, le même zèle d'amour)*. Une sorte de méthode Coué appliquée à l'éthique. Ça vaut ce que ça vaut d'accord, mais le choix inverse étant la paranoïa ...

     

    *Je vais nommer ça le pari spinoziste, sur le mode du pari pascalien.

     

  • 48 nuances d'affects (21) Emulation et contagion

    « XXXIII. L'Émulation (aemulatio) est le Désir d'une certaine chose qu'engendre en nous le fait que nous imaginons que d'autres ont le même désir. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Cette définition nous place au cœur du cœur du principe de l'imitation des affects (cf 11), avec l'imitation du désir lui-même, lui qui déterminera toute autre imitation.

    Avec cette nuance qu'on peut imiter un affect positif ou négatif, alors que l'émulation a pris essentiellement une acception positive. « L'usage a fait que nous appelons émule celui-là seul qui imite ce que nous jugeons être honnête, utile ou bien agréable. » (Explication définition 33)

    Oui oui. C'est une imitation pour la bonne cause, mettons, mais n'empêche que l'émulation instaure une compétition, une rivalité : on veut faire pareil, mais en mieux. Et qui dit compétition dit risque de violence, plus ou moins grave. Et l'on a vite fait de passer du fair-play de la joute ludique à des modes disons plus hooliganistes.

    Montaigne a lui aussi réfléchi à la question, en particulier dans le cadre de ce qu'il nomme « conférence », un débat plus ou moins organisé.

    « La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au dessus de moi-même. Et l'unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conférence. » (Essais III,8 De l'art de conférer)

    L'émulation est ici vue comme un moteur à la fois du débat et du travail sur soi. L'ambiguïté des sentiments qui la sous tendent, jalousie, souci de briller, se convertit en énergie positive.

    Mais inversement elle peut se vivre en mode pathologique, nous rendre sujets à une contagion, quand l'imitation des affects exprime sa potentialité virale.

    « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s'abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui ne s'épande comme celle-là. »

    Une émulation virale, pas toujours pour la bonne cause : je vais nommer ça le syndrome du buzz. Épidémie ravageuse : à côté tous les covid ou autres pestes et choléras franchement ils font pitié.

    Voilà qui me fait penser à quelque chose, mais quoi ? Peut être la dévaluation de la notion-même de débat, non seulement sur les résasociaux, dans les talk-shows médiatiques, mais dans les assemblées parlementaires censées faire vivre la démocratie. 

    Je crains que ces "responsables politiques" (!!!), tous tant qu'ils sont, esprits bas et maladifs, ne soient davantage motivés par leurs petits jeux pervers entre ennemis que par la (sur)vie de la démocratie, devenue un bien si rare pourtant de par le monde. 

     

  • 48 nuances d'affects (20) Et en même temps

    On aborde à présent une nouvelle série d'affects. En guise d'introduction, ces mots à la fin de l'explication suivant les définitions 30 et 31 vues la dernière fois :

    « Et j'en ai par là terminé* avec les affects de Joie et de Tristesse**, que je m'étais proposé d'expliquer. J'en viens donc à ceux que je rapporte au Désir. »

     

    « XXXII. Le Regret (desiderium) est le Désir (cupiditas) ou Appétit (appetitus) de posséder une chose qu'alimente le souvenir de cette même chose, et qu'en même temps réprime le souvenir d'autres choses qui excluent l'existence de cette chose à désirer. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    Alimente et en même temps réprime : y a du flottement d'âme dans l'air on dirait (cf 10). Assorti d'un nouveau chassé-croisé latin/français. Bref, comme l'affect en question, cette définition est tout sauf simple, au sens propre : elle est composée.

    Et qui plus est, composée d'éléments contradictoires, qui se présentent dans la tension irrésolue de ce en même temps.

    Desiderium : « désir de qqch qu'on a eu, connu, et qui fait défaut » dit notre bon vieux Gaffiot. Il définit le verbe correspondant desiderare : désirer (sens1) et regretter (sens2).

    Dans l'explication (heureusement qu'elles sont là ces explications, je ne sais pas ce que je comprendrais sans elles) Spinoza décortique le mécanisme mental qui aboutit à cet affect ambivalent.

    Ce mécanisme repose sur la différence entre mémoire et perception (c'est moi qui souligne):

    « Quand nous nous souvenons d'une chose, par là-même, comme nous l'avons déjà souvent dit (ben oui mais on sait bien que la pédagogie est l'art de la répétition), nous sommes disposés à contempler cette chose avec le même affect que si elle était là présente ; mais cette disposition, autrement dit cet effort, est la plupart du temps, quand nous sommes à l'état de veille, inhibé par les images de choses qui excluent l'existence de celle dont nous nous souvenons. »

    Car ces choses de l'état de veille ont une existence actuelle, elles sont là présentes. Par conséquent leur image a un caractère de netteté qui impressionne davantage le mental que les images de la chose remémorée, floutées qu'elles sont par le passage du temps.

    Et c'est bien pour cela, poursuivra Freud, que c'est lorsque nous ne sommes plus à l'état de veille, lorsque nous dormons, que peut s'accomplir*** le désir de rendre présente cette chose rangée dans un coin de mémoire. Le regret trouve ainsi un antidote dans le rêve.

    Et aussi, de façon encore plus déterminante sans doute, dans ce rêve actif qu'est l'état de création artistique.

    Alors, après Freud, il faut évoquer Proust qui sublime son regret du temps perdu en mettant tout son génie créateur à en ré-actualiser les images et les sensations.

    C'est ainsi que la joie/puissance de l'artiste gagne sur la tristesse/faiblesse de l'homme.

     

     

    *Latin absolvi : mot à mot je me suis délié, débrouillé de. On lit entre les lignes la fatigue qui parfois devait le saisir, devant la somme de travail qu'il s'imposait en se proposant d'expliquer tout cela.

    **C'est à dire modulés par les variations du binôme J/T.

    *** « Le rêve est l'accomplissement d'un désir inconscient ». Notons : accomplissement, pas seulement expression.