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  • 48 nuances d'affects (16) Humilité

    « XXVI. L'Humilité (humilitas) est une Tristesse qui naît de ce qu'un homme contemple son impuissance ou faiblesse. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    C'est sûr y a mieux pour le moral. Il y a quelque chose de masochiste à contempler ainsi son impuissance ou sa faiblesse. Remâcher ses échecs et insuffisances, stagner dans le marasme, se complaire dans la contre-joie d'une mauvaise image de soi.

    La question ici n'est pas de savoir si les insuffisances sont réelles, si la mauvaise image est justifiée. Non que ce soit sans importance éthique, mais Spinoza s'attache plutôt, de manière pragmatique, à pointer les effets démobilisateurs de cette humilité.

    Rappelons que la tristesse est une déperdition de per-fection, d'adhésion à la réalité (cf 3). On peut, dans la même idée, mettre la démobilisation induite par l'humilité en regard d'une proposition majeure de l'Éthique, formulant le fameux conatus spinoziste.

    « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de (conatur) persévérer dans son être. » (Partie 3, proposition 6)

    L'humilité ainsi conçue apparaît de fait en contradiction avec cette logique fondamentale de la vie. Ainsi, plus encore que du masochisme, elle est absurdité, dé-raison.

    Notons pour finir que l'étymologie est sur ce coup-là plus spinoziste que Spinoza.

    Car l'humilité, au sens propre, c'est tout simplement vivre de façon terre à terre (du latin humus), autrement dit adhérer à la réalité du monde des humains. Une adhésion qui devrait logiquement la classer parmi les joies (cf 3), et constituer la base de la puissance d'être et d'agir.

    Pourquoi alors cette attitude a-t-elle été travestie en auto-abaissement, en déconsidération de soi ?

    La réponse est dans la question. Si cette perversion du terme est valorisée par religions et coutumes, auprès des femmes préférentiellement, c'est qu'elle est un efficace conditionnement à la soumission aux hiérarchies sociales, au pouvoir clérical et patriarcal. 

     

  • 48 nuances d'affects (15) Aquiescentia

    Dans l'explication qui suit la définition XXIV, Spinoza clôt une série d'affects et en inaugure une autre :

    « Tels sont les affects de Joie et de Tristesse qu'accompagne l'idée d'une chose extérieure comme cause par soi ou bien par accident. De là je passe aux autres, qu'accompagne l'idée d'une chose intérieure comme cause. »

    Chose extérieure/chose intérieure. Aux affects précédemment considérés, provoqués par quelque chose (ou quelqu'un) d'autre que soi, vont succéder des affects dont le caractère est d'être pour ainsi dire « entre soi et soi ».

     

    « XXV. La Satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso – ou ipsa n'oublions pas les filles) est une Joie née de ce qu'un homme (homo) se contemple lui-même ainsi que sa puissance d'agir. » (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

    Voilà qui au premier abord pourrait évoquer de désagréables spécimens d'humanité (hélas nous en connaissons tous) imbus de leur précieuse personne, de ces m'as-tu-vu qui sont persuadés (ou en tous cas s'efforcent de faire croire) qu'ils savent tout et font tout mieux que tout le monde. Des narcisses puants épanouis d'auto-extase, qui en effet semblent n'avoir plus grande joie que se contempler eux-mêmes.

    Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

    Cette satisfaction de soi n'est pas autosatisfaction au sens péjoratif. Ce qu'indique la racine quies (= tranquillité, repos), c'est un sentiment paisible, l'absence de trouble dû au flottement d'âme source des pénibles affects gouvernés par le doute (cf 10).

    Cette contemplation de soi, loin de se rapporter à la vanité d'une image, consiste à se reconnaître pleinement et en profondeur exactement tel qu'on est. Et c'est grâce à cette adhésion lucide à ce qu'on est qu'on pourra trouver la force tranquille de sa puissance d'agir.

    Et surtout, se reconnaissant soi-même, on n'est pas obsédé(e) par le besoin de la reconnaissance d'autrui. On est en paix avec soi-même, on ne cherche pas à projeter sur l'autre l'agressivité du ressentiment. Se prenant tout simplement comme on est, on ne cherche pas à utiliser l'autre pour se réparer, pour s'augmenter.

    Le narcissique, lui, en tant qu'idolâtre de sa propre image, est dans la négligence (contemptus cf 5) de la valeur portée par l'altérité.

    Au contraire, l'acquiescentia in se, parce qu'elle est source d'un ancrage, d'une assise, constitue la « base » d'où s'élancer joyeusement à la rencontre authentique de l'autre.

    Je remarque pour finir l'usage éducatif à faire de ce concept spinoziste fondamental. On souligne à juste titre combien il est important de favoriser la confiance en soi des enfants, de les aider à acquérir une bonne image d'eux-mêmes.

    Mais grâce à Spinoza on ajoute : attention à ne pas les enfermer dans une « boucle narcissique » qui ne pourra que nuire à leur juste rapport au monde, à la vie, aux autres. Nuire à leur bonheur, et à celui de quelques uns de ces autres, et même qui sait nuire au bonheur du monde.

    Bref on il s'agit de favoriser leur satisfaction de soi, oui, mais en mode Spinoza, en mode Montaigne, plutôt qu'en mode Musk, Trump, Poutine etc.

     

  • 48 nuances d'affects (14) Envie

    « XXIII. L'Envie (invidia) est la Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est attristé du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui.

    XXIV. La Miséricorde (misericordia) est l'Amour, en tant qu'il affecte l'homme de telle sorte qu'il est content du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est attristé du malheur d'autrui. »

    (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

     

    La symétrie, c'est vraiment son truc, à Spinoza. Non qu'il ignore que les formes biscornues soient possibles à concevoir dans la géométrie des affects. Mais il nous laisse le soin de les déduire, à la lumière de notre expérience.

    La symétrie a ici pour effet d'élargir le sens usuel du mot de miséricorde. À la compassion pour le malheur d'autrui, s'ajoute par un « et réciproquement » la co-réjouissance pour son bonheur.

    Par la miséricorde on s'identifie à l'autre, on s'y reconnaît. Par l'envie on en projette une image inversée, négative au sens propre : une image qui le nie, qui le contredit.

    Peut être parce que l'on fantasme que c'est l'autre qui est, par son existence-même, négation de soi.

    C'est du moins l'hypothèse implicite du mythe biblique de Caïn et Abel (Genèse 4), texte essentiel sur l'envie et ses conséquences ravageuses.

    Les deux frères ont fait à Dieu une offrande : fruits de la terre pour Caïn le cultivateur, agneaux pour Abel le berger. Résultat :

    « Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et son offrande. Caïn en fut très irrité (franchement on le comprend) et son visage fut abattu (mot à mot : il perdit la face) »

    Devant ce texte je me dis toujours : d'où vient diable cette idée d'offrande à un dieu qui ne leur a rien demandé ? Après c'est le comportement prêté à ce dieu qui interroge. Il semble éprouver envers ce pauvre Caïn l'affect de mésestime (cf 5), va savoir pourquoi.*

    Autre texte éclairant sur l'envie : le jugement de Salomon (1er livre Rois chap 3  v.16-28).

    Deux femmes se disputent le même enfant, chacune prétendant être sa mère. Au départ chacune avait son enfant, mais l'un des deux est mort.

    Elles en appellent au jugement du roi. Salomon tranche immédiatement : « coupez-l'enfant en deux, chacune sa part et basta ».

    L'envieuse, qui veut juste que l'autre n'ait pas ce qu'elle-même n'a pas (car l'enfant mort est le sien en fait), l'envieuse attristée du bonheur de l'autre dit « OK tuez le gamin ».

    Mais l'autre mère a ce cri de miséricorde : « donnez-le à cette femme, qu'il vive ! »

     

     

    *Il s'agit évidemment du point de vue des rédacteurs du texte, découlant d'événements historiques et visant l'auto-justification : nous sommes des bons, eux, nos frères-ennemis, sont des méchants. Rien de nouveau sous le soleil – sous les nuages qui le voilent plutôt ...