Dans l'explication qui suit la définition XXIV, Spinoza clôt une série d'affects et en inaugure une autre :
« Tels sont les affects de Joie et de Tristesse qu'accompagne l'idée d'une chose extérieure comme cause par soi ou bien par accident. De là je passe aux autres, qu'accompagne l'idée d'une chose intérieure comme cause. »
Chose extérieure/chose intérieure. Aux affects précédemment considérés, provoqués par quelque chose (ou quelqu'un) d'autre que soi, vont succéder des affects dont le caractère est d'être pour ainsi dire « entre soi et soi ».
« XXV. La Satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso – ou ipsa n'oublions pas les filles) est une Joie née de ce qu'un homme (homo) se contemple lui-même ainsi que sa puissance d'agir. » (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)
Voilà qui au premier abord pourrait évoquer de désagréables spécimens d'humanité (hélas nous en connaissons tous) imbus de leur précieuse personne, de ces m'as-tu-vu qui sont persuadés (ou en tous cas s'efforcent de faire croire) qu'ils savent tout et font tout mieux que tout le monde. Des narcisses puants épanouis d'auto-extase, qui en effet semblent n'avoir plus grande joie que se contempler eux-mêmes.
Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
Cette satisfaction de soi n'est pas autosatisfaction au sens péjoratif. Ce qu'indique la racine quies (= tranquillité, repos), c'est un sentiment paisible, l'absence de trouble dû au flottement d'âme source des pénibles affects gouvernés par le doute (cf 10).
Cette contemplation de soi, loin de se rapporter à la vanité d'une image, consiste à se reconnaître pleinement et en profondeur exactement tel qu'on est. Et c'est grâce à cette adhésion lucide à ce qu'on est qu'on pourra trouver la force tranquille de sa puissance d'agir.
Et surtout, se reconnaissant soi-même, on n'est pas obsédé(e) par le besoin de la reconnaissance d'autrui. On est en paix avec soi-même, on ne cherche pas à projeter sur l'autre l'agressivité du ressentiment. Se prenant tout simplement comme on est, on ne cherche pas à utiliser l'autre pour se réparer, pour s'augmenter.
Le narcissique, lui, en tant qu'idolâtre de sa propre image, est dans la négligence (contemptus cf 5) de la valeur portée par l'altérité.
Au contraire, l'acquiescentia in se, parce qu'elle est source d'un ancrage, d'une assise, constitue la « base » d'où s'élancer joyeusement à la rencontre authentique de l'autre.
Je remarque pour finir l'usage éducatif à faire de ce concept spinoziste fondamental. On souligne à juste titre combien il est important de favoriser la confiance en soi des enfants, de les aider à acquérir une bonne image d'eux-mêmes.
Mais grâce à Spinoza on ajoute : attention à ne pas les enfermer dans une « boucle narcissique » qui ne pourra que nuire à leur juste rapport au monde, à la vie, aux autres. Nuire à leur bonheur, et à celui de quelques uns de ces autres, et même qui sait nuire au bonheur du monde.
Bref on il s'agit de favoriser leur satisfaction de soi, oui, mais en mode Spinoza, en mode Montaigne, plutôt qu'en mode Musk, Trump, Poutine etc.