« XXIII. L'Envie (invidia) est la Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est attristé du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui.
XXIV. La Miséricorde (misericordia) est l'Amour, en tant qu'il affecte l'homme de telle sorte qu'il est content du bonheur d'autrui, et au contraire, qu'il est attristé du malheur d'autrui. »
(Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)
La symétrie, c'est vraiment son truc, à Spinoza. Non qu'il ignore que les formes biscornues soient possibles à concevoir dans la géométrie des affects. Mais il nous laisse le soin de les déduire, à la lumière de notre expérience.
La symétrie a ici pour effet d'élargir le sens usuel du mot de miséricorde. À la compassion pour le malheur d'autrui, s'ajoute par un « et réciproquement » la co-réjouissance pour son bonheur.
Par la miséricorde on s'identifie à l'autre, on s'y reconnaît. Par l'envie on en projette une image inversée, négative au sens propre : une image qui le nie, qui le contredit.
Peut être parce que l'on fantasme que c'est l'autre qui est, par son existence-même, négation de soi.
C'est du moins l'hypothèse implicite du mythe biblique de Caïn et Abel (Genèse 4), texte essentiel sur l'envie et ses conséquences ravageuses.
Les deux frères ont fait à Dieu une offrande : fruits de la terre pour Caïn le cultivateur, agneaux pour Abel le berger. Résultat :
« Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et son offrande. Caïn en fut très irrité (franchement on le comprend) et son visage fut abattu (mot à mot : il perdit la face) »
Devant ce texte je me dis toujours : d'où vient diable cette idée d'offrande à un dieu qui ne leur a rien demandé ? Après c'est le comportement prêté à ce dieu qui interroge. Il semble éprouver envers ce pauvre Caïn l'affect de mésestime (cf 5), va savoir pourquoi.*
Autre texte éclairant sur l'envie : le jugement de Salomon (1er livre Rois chap 3 v.16-28).
Deux femmes se disputent le même enfant, chacune prétendant être sa mère. Au départ chacune avait son enfant, mais l'un des deux est mort.
Elles en appellent au jugement du roi. Salomon tranche immédiatement : « coupez-l'enfant en deux, chacune sa part et basta ».
L'envieuse, qui veut juste que l'autre n'ait pas ce qu'elle-même n'a pas (car l'enfant mort est le sien en fait), l'envieuse attristée du bonheur de l'autre dit « OK tuez le gamin ».
Mais l'autre mère a ce cri de miséricorde : « donnez-le à cette femme, qu'il vive ! »
*Il s'agit évidemment du point de vue des rédacteurs du texte, découlant d'événements historiques et visant l'auto-justification : nous sommes des bons, eux, nos frères-ennemis, sont des méchants. Rien de nouveau sous le soleil – sous les nuages qui le voilent plutôt ...