« Au cloître de San Francesco à Fiesole (…). Je suis assis par terre et je pense à ces franciscains dont j'ai vu les cellules tout à l'heure, dont je vois maintenant les inspirations, et je sens bien que, s'ils ont raison, c'est avec moi qu'ils ont raison. Derrière le mur où je m'appuie, je sais qu'il y a la colline qui dévale vers Florence avec ses cyprès. Mais cette splendeur du monde est comme la justification de ces hommes.
Je mets tout mon orgueil à croire qu'elle est aussi la mienne et celle des hommes de ma race – qui savent qu'un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde. S'ils se dépouillent, c'est pour une plus grande vie (et non pour une autre vie).
C'est le seul sens que je consente à entendre dans le mot ''dénuement''. ''Être nu'' garde toujours un sens de liberté physique et cet accord de la main et des fleurs, cette entente amoureuse de la terre et de l'homme délivré de l'humain, ah je m'y convertirais bien si elle n'était déjà ma religion. »
(Camus Carnets 15 septembre 1937)
Les hommes de ma race : où l'on voit que Camus ne se prenait pas pour n'importe qui. Ce en quoi il avait raison. Et puis De dire de soi moins qu'il n'y en a c'est sottise, non modestie (Montaigne Essais II,6 De l'exercitation). Bien sûr, au moment où il écrit cela, cet orgueil de soi, pour légitime qu'il se révélera par la suite, doit beaucoup à l'insolente confiance en soi de la jeunesse.
Ajoutons que même sans être Camus, personne n'est n'importe qui, tout le monde est quelqu'un : soi-même. Le tout est de s'efforcer de devenir ce qu'on est (après Montaigne, Nietzsche, on retombe toujours sur les mêmes et c'est normal, ce sont eux qui ont le mieux dit l'essentiel).
Pour devenir qui il est, on voit ici comment Camus se construit son ascèse personnelle. À partir de son expérience réelle de la pauvreté, il combine stoïcisme grec et dépouillement chrétien. Il n'est pas le premier, mais sa touche personnelle consiste dans un mélange de sensualité et de quasi mysticisme.
Un positionnement dans la liberté physique, dit-il. Celle qui fait éprouver le contact avec le monde dont il a parlé plus haut (cf Retrouver les contacts), entente amoureuse de la terre et de l'homme délivré de l'humain.
Comment entendre ce délivré de l'humain ? Non certes délivré du souci de l'humanité, mais délivré de la futilité, de la mesquinerie des désirs de puissance, gloire, richesse, qui encombrent la vie de ceux parmi les hommes (et femmes) qui ne sentent pas qu'un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde.
On notera que ces réflexions lui viennent au cloître de San Francesco à Fiesole, où les fresques de Fra Angelico rendent présente l'image du Poverello d'Assise : cet accord de la main et des fleurs évoque clairement l'une des fresques et aussi les célèbres Fioretti qui constituent l'hagiographie de Francesco.
Né à l'inverse de Camus dans une famille riche, il le rejoint de fait dans la même conception du dénuement comme entente amoureuse de la terre et de l'homme. François d'Assise paraît-il aurait dit au moment de mourir : couchez moi nu sur la terre nue.