Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Avec la volonté du bonheur

« Infirme qui dit à Mersault : ''l'Argent. C'est par une sorte de snobisme spirituel qu'on veut essayer de croire qu'on peut être heureux sans argent.''

M., rentrant chez lui, examine les événements de sa vie à la lumière de ces faits. Réponse : oui. Pour un homme ''bien né'', être heureux c'est reprendre le destin de tous non pas avec la volonté du renoncement, mais avec la volonté du bonheur.

Pour être heureux il faut du temps, beaucoup de temps. Le bonheur lui aussi est une longue patience. Et le temps, c'est le besoin d'argent qui nous le vole. Le temps s'achète. Tout s'achète. Être riche, c'est avoir du temps pour être heureux quand on est digne de l'être. »

(Camus Carnets 17 novembre 1937) (notes pour le roman La Mort heureuse)

 

Camus revoit le concept classique d'otium à la lumière de son expérience personnelle. C'est exactement ce qu'a fait Montaigne auparavant. Mais les contextes et personnalités étant différents, les considérations de chacun portent des accents tout aussi différents.

À cet égard l'expression un homme ''bien né'' est intéressante. Camus entend par là non bien sûr le fait d'être né dans les couches supérieures de la société, mais ce qu'il a dit plus haut, l'appartenance à une certaine « race » d'hommes, qui savent qu'un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde. (cf Cet accord de la main et des fleurs).

Le sens social de l'expression en revanche s'applique bien à Montaigne, qui a construit son rapport à l'otium en mode philosophie antique, dans l'opposition au negotium. Pour lui negotium que la gestion du domaine, les responsabilités de juge, de maire, et aussi de négociateur occasionnel dans la vie politique agitée de l'époque. Activités qu'il a vécues comme empiétement sur son temps libre et sa liberté tout court, une limitation de son temps pour être heureux à sa façon, selon ses choix et ses besoins les plus personnels.

Camus n'a pas vécu aussi fortement la séparation, il a connu au contraire le bonheur de faire coïncider sa vie intellectuelle de philosophe et son engagement politique. Et puis plus prosaïquement il a eu, lui, l'obligation de gagner sa vie.

En revanche ils se rejoignent sans nul doute sur l'idée que Camus formule Le bonheur lui aussi est une longue patience.

 

On voit dans la phrase de l'infirme revenir le débat intérieur qui est celui du moment pour Camus. Via ce personnage et non sans autodérision, il pointe son possible snobisme spirituel. L'apologie du dénuement sur laquelle il a conclu son premier carnet : elle était évidente dans le cloître de Fiesole, mais peut-elle avoir la même authenticité, la même vérité, dans la vraie vie, celle où tout s'achète, y compris le temps pour être heureux ?

Et où par conséquent il faut pour la plupart se résigner à ne pas avoir assez de temps pour construire son bonheur, faute d'argent.

Ou alors il y a la solution stoïcienne : voilà c'est comme ça la vie, j'essaie de faire avec.

« Il est normal de donner un peu de sa vie pour ne pas la perdre tout entière. Six ou huit heures par jour pour ne pas crever de faim. Et puis tout est profit à qui veut profiter. » (22 novembre)

Mais de même qu'il faut imaginer Sisyphe heureux, on aura le stoïcisme joyeux : tout est profit à qui veut profiter. Foin du snobisme spirituel de volonté du renoncement, le renoncement pas besoin de le chercher il s'impose de lui-même. Plutôt tenir bon dans sa volonté du bonheur.

(Non sans ajouter que la possibilité de bonheur dans les six ou huit heures, ça dépend beaucoup de quel type de travail ...)

 

Les commentaires sont fermés.