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  • Le noir fléau

    « Dans un monde grossier, à une époque où l'on néglige complètement son corps, cet hygiéniste solitaire fait des efforts désespérés pour trouver cette propreté qu'il réalise en tant qu'artiste, en tant qu'écrivain, dans son style, dans son œuvre ; les besoins de son organisme nerveux sont de plusieurs siècles en avance sur ceux de ses contemporains, solidement charpentés, à la peau épaisse et aux nerfs d'acier. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 4 Portrait)

     

    Nul doute que, de façon intime, Zweig a ici en tête le paradigme nazi qui oppose le surhomme aryen au Juif qui serait faible et délicat.

    Mais il est intéressant de voir comment il renverse les choses, faisant d'une fragilité le signe d'une force supérieure, d'un progrès dans l'humanité.

    Zweig ne cache cependant pas les ombres au tableau. Cette fragilité, pour humanisante qu'elle soit, s'accompagne d'un comportement précautionneux qui confine au manque de courage. (Bien humain lui aussi).

    « Ce qu'il craint par dessus tout c'est la peste qui étendait alors ses ravages de pays en pays. À peine vient-il d'apprendre que le noir fléau a fait son apparition à une distance de cent kilomètres qu'un frisson le parcourt ; vite, il plie bagages (…) Il se sentirait diminué à ses propres yeux s'il voyait son corps couvert de vermine, de dartres, d'abcès, de pustules (…)

    En honnête réaliste, il ne rougit pas le moins du monde d'avouer que '' le seul nom de la mort le fait trembler'' ; comme tout homme qui aime travailler et estime son travail, il ne veut pas être victime d'un accident stupide, d'une épidémie absurde (…) Son genre de vie ressemble à une retraite défensive, où il essaye de sauvegarder la tranquillité, la sécurité et l'indépendance nécessaires au seul bonheur de sa vie : le travail. »

    Même superposition dans ce passage entre les deux époques. En filigrane de la peste noire, les nazis à l'uniforme noir orné de têtes de morts, un noir fléau propageant à travers l'Europe et le monde une épidémie absurde. Comme est absurde, littéralement insensée, toute attaque contre l'humanité en l'être humain.

    Autant que la fuite d'Érasme, c'est la sienne que Zweig argumente*, en la présentant comme le choix d'un honnête réaliste : il sera plus utile vivant à continuer à travailler pour l'humanisme que mort en martyr de ses convictions.

    « (Érasme) a réussi ce tour de force : permettre au fragile véhicule qu'était son corps de traverser d'une façon supportable, pendant soixante-dix ans, l'époque la plus tumultueuse et la plus brutale de toutes et conserver le seul bien auquel il ait véritablement tenu : la clarté du jugement et une entière liberté d'esprit. »

     

    *Zweig a quitté l'Autriche dès 1934, sans aucune illusion sur l'inéluctabilité de l'Anschluss de son pays, le projet de guerre des nazis, leur obsession anti-juive et anti-intellectuels, doublement menaçante pour lui. Il vivra à Londres, puis aux USA, et finalement au Brésil, où il se suicidera en 1942.