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  • Petit dico (11) Inutile

    « Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler et d'écouter, et l'on se condamnerait peut être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles.

    Il faut donc s'accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies. »

    La Bruyère. Les Caractères (De la société et de la conversation 5)

     

    Quand La Bruyère s'érige en arbitre du goût, ça craint : sa normativité oscille entre le déplaisant et le ridicule. Exemple :

    « Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et l'aime a le goût parfait (suivez mon regard) ; celui qui ne sent pas, et qui aime en deçà ou au-delà (et quand on dépasse les bornes y a plus d'limites j'vous l'dis scrogneugneu) a le goût défectueux (défectueux !!). Il y a donc (voilà un donc vite hasardé) un bon et mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement. » (Des ouvrages de l'esprit n°10)

    En tant que moraliste, heureusement, il sait faire preuve de scepticisme, comme ici.

    Ce n'est pas un hasard. Il a beaucoup lu Montaigne, et nombre d'endroits dans Les Caractères « rencontrent » les Essais : réminiscences, allusions. Il y a même un pastiche explicite (De la société 30).

    Il y a ici une anti-misanthropie aussi nette que non-dupe. Les conversations courantes ont rarement la saveur d'un expresso, c'est souvent de l'allongé fadasse. Il faut pourtant s'en contenter les trois quarts du temps.

    Ces trois quarts sont-ils pour autant du temps perdu ? Non, dit La Bruyère. Car tout vides, tout insignifiants qu'ils soient, ces blablas permettent de rester en prise sur l'échange avec l'autre (nommé ici le commerce). Et l'essentiel est là. Alors, au mal nécessaire comme au mal nécessaire.

    Cela dit chacun aura bien sûr sa conception des discours inutiles. Entendre Mélinde parler de soi et ses vapeurs n'est pas inutile pour un interlocuteur psy branché hypocondrie et narcissisme. Ni pour le lecteur d'Oscar Wilde qui goûtera l'ironie de cet aphorisme :

    « J'ai horreur des gens qui parlent d'eux, comme vous, lorsqu'on a, comme moi, envie de parler de soi. » (La fusée remarquable)

    Mais quand même je ne peux m'empêcher de penser aux tombereaux d'inanités vomis sur le net. Non seulement leur utilité pour le commerce reste à démontrer (commerce au sens XVII° bien sûr, au sens googuélien pas besoin d'être analyste financier), mais leur nocivité a de quoi inquiéter les intelligences (ce qu'il reste en elles de non artificiel bien sûr), bref entretenir migraines et insomnies.

    Voici un discours bien négatif, inutilement alarmiste, me mettant moi aussi sous le coup de l'accusation de scrogneugnisme ? Soit : je plaide coupable, et pour ma défense je vais alléguer de mon discours la totale et constante inutilité.