S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse,à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os. (III, 5 Sur des vers de Virgile)
Phrase drôle, émouvante, empreinte d'un groove que l'on retrouve souvent dans l'écriture du texte, et qui est celui de la pensée et de l'être au monde de Montaigne : une incessante oscillation, une branloire pérenne (III,2 Du repentir). Phrase littéralement magique, aussi, par laquelle il confie au lecteur le pouvoir d'Aladin : convoquer à son gré le génie de la lampe. Ce génie qui peut changer une vie. Les Essais sont un concentré de désir, d'énergie et de liberté, une splendeur de liberté (III, 9) qui est à découvrir comme ça, pour le plaisir, sans exam, sans notes, sans cours, discours ou concours. Pour ce seul moment d'éblouissement où le génie jaillit de la lampe.
J'ai lu en Tite Live cent choses que tel n'y a pas lu. Plutarque en a lu cent, outre ce que j'ai su y lire,
et, à l'aventure, outre ce que l'auteur y avait mis (…) il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaît …(I,26 De l'institution des enfants)
Dans les Essais, il y a tout ce qu'on veut : de la philosophie, de la théologie, de la littérature et des commentaires, des propos de table et des bonnes histoires, de l'histoire avec ou sans sa grande hache (comme dit Pérec), de la politique, de la sociologie avant la lettre, de la psychologie, et même de la psychanalyse, si si je le prouverai ...
Il faut y peser les mots, déjouer les faux sens où la langue du XVI° siècle peut nous égarer, lecteurs du XXI° siècle, déceler sous tel terme banalisé par la patine du temps sa référence étymologique , découvrir les subtilités, les audaces, les hésitations d'écriture.
Il est truffé de citations, quasiment toutes en latin, ma langue mienne maternelle comme dit joliment Montaigne. En général je ne les mets pas dans mes propres citations. Cependant, à un moment ou à un autre, il arrivera que je dise un mot de telle d'entre elles. Mais laissons la technique, c'est secondaire.
Par où nous irons, s'il nous plaît ...
Avec toi, lecteur, pour toi, je vais lire les Essais comme il me plaît, très précisément, en dilettante. Le dilettante, dit mon dictionnaire, est quelqu'un « qui s'adonne à un art par pur plaisir ». Pour rien, sauf le plaisir. Inutile que j'argumente combien ce dilettantisme nous met en empathie avec le climat du livre. La liste hétéroclite des titres de chapitres vaut toutes les démonstrations.
Nous allons muser à travers les Essais, dans une promenade jalonnée de haltes-citations. L'itinéraire du texte est sinueux, dans ses redites, ses digressions, ses allers-retours. Mais on adhère, « on marche », parce qu'on sent bien que le plaisir est là, dans l'acte de marcher lui-même, quelles que soient les incertitudes de destination. Il ne faut pas trouver étrange si gens désespérés de la prise n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la chasse (II,12).
Outre ce profit que je trouve d'écrire de moi, j'en espère cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre (il fera en sorte que nous nous rencontrions) : je lui donne beaucoup de pays gagné (je lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu'une longue connaissance et familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement.
(III, 9 De la vanité)
Ceci est une invitation, et je la prends au mot. J'écris ces pages, lecteur, pour honorer cette phrase que Montaigne nous lance à travers le temps, comme une bouteille à la mer (outre les lampes, les génies, on le sait, sont assez souvent cachés dans des bouteilles à la dérive). Honorer cette phrase, comme on dirait honorer un rendez-vous.
Salut à vous, Monsieur des Essais.
Oui, vos humeurs me plaisent. Je savoure votre humour so british allié à votre verve gasconne, je me délecte à votre subtile ironie, j'aime votre sourire en coin dans la moustache, façon Brassens. Je suis émue par vos moments de pudique mélancolie, je me sens en sympathie avec vos lassitudes ou vos indignations, je m'émerveille de votre droite intelligence. En un mot, votre splendeur de liberté brille pour moi de tous ses feux … Je ne suis pas sans doute l'honnête homme que vous imaginiez, mais je ferai mon possible pour être une honnête lectrice.
Avant que je meure … Vous êtes mort, je suis vivante, mais le temps nous est ouvert pour une relation à nouer ici grâce à vos mots, dans ces pages. Je me sens, à travers le temps, si proche de vous. Vous vous êtes tant livré, qu'il m'est gagné en effet, ce pays distant de plus de quatre siècles, à la simple ouverture de votre registre. Depuis longtemps dissous dans le néant, certes, vous m'êtes pourtant présent, indéfectiblement, de la présence éternelle de vos mots éternels. J'étais là, figurez-vous, cachée dans un coin de la postérité de vos lecteurs, ce premier mars 1580 (ou quelque jour que ce fût).
Salut à vous, Monsieur des Essais.
Et puis, de toutes façons, comme vous le dites si bien :
Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ? (II, 18 Du démentir)