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Il n'est sujet si vain ...

 

Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie.

Plus je lis cette phrase (I,13 Cérémonie de l'entrevue des rois) plus elle me ravit. Si profonde dans sa simplicité, sa désinvolture. Je vibre à son rythme allègre, cadencé, à sa petite musique de danse vitale.

Ce qui est valable pour cette phrase l'est pour à peu près toutes. Le chant entier de cet écrit est présent dans presque chaque paragraphe, chaque phrase, chaque mot même. Tout comme c'est la même matière, soie, lin, velours, à n'importe quel endroit du vêtement, quels que soient la forme ou l'imprimé. Le même tissu, le même textum. Il dit (III,8 Sur des vers de Virgile) à propos de son texte (sujets et style confondus) : chaque lopin y fait son jeu.

Dans chaque lopin, un certain sujet nommé Michel de Montaigne est là, présent, qui fait son jeu, parce que c'était lui. Parce que c'estlui. Et moi je l'entends comme je suis. Dans chaque phrase des Essais il fait Montaigne comme il fait jour, il fait Montaigne et je suis chez moi.

 

Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie.

Vain. Vanité, vanités, tout est vanité (hebelim : fumées, vapeurs, buées) disait Qoélet l'Ecclésiaste, comme d'autres ont chanté Paroles paroles. Oui, tout est vanité. Qoélet regarde se dérouler la fumée de la vie si vaine, une chose après l'autre. Voilà, c'est à prendre ou à prendre, c'est la vie. Ressac des pensées de Qoélet, un temps pour pleurer un temps pour rire, un temps pour naître un temps pour mourir, un temps pour ci un temps pour ça … Ces vagues ne sont pas menaçantes. Bien au contraire elles finissent par bercer le lecteur, par charmer l'angoisse de finitude et de mort, le sentiment d'absurdité. Oui, tout est vanité : et alors ? Un peu plus, un peu moins, quelle différence ? Et d'ailleurs, qui est capable de dire ce qui est vain ou pas ?

Monsieur des Essais va plus loin : supposons la chose la plus vaine, eh bien elle a droit à sa place. Sa place dans le texte, dans cette rhapsodie, ce patchwork de pensées, de réflexions, d'observations, de souvenirs, de sentiments qui font la matière des Essais. Et alors ces choses vaines, ce sujet si vain devient intéressant, émouvant, plein de questions, métamorphosé qu'il est d'un coup de plume par M. des Essais, ce magicien de l'éthique et de l'esthétique. Monsieur des Essais à l'égal de Qoélet. Dérouler la page blanche devant n'importe quel sujet, devant l'insignifiant, comme ça, pour rien, pour causer, cela revient à donner la parole à n'importe quel être humain. Perdu certes dans la masse, dans la nuée, la fumée des humains depuis que le monde est monde, mais qui mérite un rang dans tout ce vain fouillis.

Cérémonie de l'entrevue des rois. Il est logique de la trouver en tête du chapitre, cette phrase où le texte assume de donner à tout sujet qui se présente le premier rang, comme à un roi. Certes de manière éphémère, pour un temps limité, le temps d'une phrase, de quelques mots, d'un chapitre entier parfois pour les plus chanceux. Un peu comme le quart d'heure de célébrité dont parle Andy Warhol, c'est ici le moment de reconnaissance d'humanité. C'est humain ? C'est bon : je le couds dans ma rhapsodie, je le mets au rôle de mes pensées (Cf I,8 De l'oisiveté), je l'inscris au registre de mes Essais.

 

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