Chapitre 3 : Qu'est-ce qu'un déménagement réussi ?
Si on garde le cap, ça tiendra la route.
Paul Ytique : Manifeste du Parti de Rien
Enfin une question simple, à laquelle j'apporterai une réponse qui ne manquera pas de l'être (ou alors de peu). Mon intime conviction lacano-cartésienne, c'est qu'il n'y a qu'une façon de réussir un déménagement, si ce mot a un sens (je ne parle pas de déménagement, Minibob nous a convaincus que c'est pas sûr qu'il en ait un), de le réussir, disais-je, c'est de ne pas déménager. J'affirme donc sans ambages : un déménagement réussi est un déménagement évité, aussi sûr que deux déménagements valent un incendie. Un déménagement réussi est en somme le contraire d'un acte manqué, que l'on n'appelle manqué que parce qu'on a réussi à le faire.
Mais le monde étant un tissu d'imperfections et l'homme un être inscrit dans la contingence, tous les déménagements ne sont pas évitables. Et par conséquent ce chapitre non plus. Nous nous appuierons pour le traiter sur deux références complémentaires : d'une part ma référence d'élection j'ai nommé Montaigne, et de l'autre celle (pas d'élection. Quoique) d'un homme normal. Pourquoi Montaigne, direz-vous. Il me semble que c'est évident mais bon. Parce que lui c'était lui, répondrai-je, parce que vous c'est vous, et parce que je le veux bien.
Ne pas croire que cette réponse soit une preuve de Désinvolture, voire de Dédain ou de Déconsidération à l'égard de mon lecteur, ou pire de Montaigne. De toutes façons, en ce qui concerne ce dernier, m'étonnerait qu'il vienne me le reprocher. Et pour les procéduriers parmi mes lecteurs, je rappelle que j'ai dûment signé mon CDT, Contrat de Déontologie Tractatrice, auprès des autorités compétentes.
Car Montaigne arrive ici pour trois raisons entièrement cartésiennes.
Premièrement, même si le confort de sa tour est discutable, dans son bouquin je me sens chez moi à tous les coins de page, ce qui dans un contexte de déménagement est plutôt bon à prendre. Il est vrai, me dira-t-on, qu'acheter la tour aurait été au-dessus de nos moyens, outre qu'elle n'est pas à vendre. En revanche son bouquin est en vente libre pour une somme somme toute modique, même dans les éditions établies par les sommités critiques. Le monde est bien fait. De plus je ne vois pas pourquoi j'aurais acheté sa tour dont il a déménagé depuis un certain temps, alors que dans le livre il est toujours là pour le premier lecteur venu, traversant le temps à sa vitesse de TGV (Très Grand Vivant), la preuve : S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, resséante ou voyagère, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os, qu'il dit (Essais III,5).
Il ne vous échappe pas combien cette phrase est particulièrement appropriée, outre à la célébration du génie de Montaigne, à notre réflexion déménagère. Car quelqu'un de resséant, c'est quelqu'un qui reste préférentiellement sur son séant (que la bienséance autant que le niveau de langue requis par ce traité nous interdit de désigner par son équivalent familier). Contrairement à la personne voyagère qui a tendance à se bouger un peu plus le cul.
Montaigne alterna les deux, et ainsi fîmes-nous durant notre déménagement. En effet, nous avons eu les clés de notre nouvelle maison quinze bons jours avant la date officielle de notre départ de l'ancienne. L'intervalle de temps ainsi ouvert fut comblé par le transport de nombreux cartons, en nombreux va et vient le long d'un vecteur reliant les deux résidences.
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Tu te sens comment, toi aujourd'hui ? Resséante ou voyagère ?
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Je resséantiserais bien, mais ce qui est voyagé n'est plus à voyager, non ?
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Oui, la resséantise est rarement bonne conseillère en période déménagiste ...
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Certes on serait presque dans la contradictio in terminis. Tu me passes les ciseaux ?
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Tiens au fait je me demande pourquoi Descartes écrit en latin et pas Montaigne qui écrit avant, tu peux appuyer là j'ai laissé le scotch dans la cuisine.
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C'est un tout autre rapport à la langue, selon que tu privilégies le signifiant ou le signifié, tu as encore bourré les cartons de livres, comment ils vont faire les déménageurs ?
Deuxièmement, étant mort en 1592, soit exactement dix neuf ans avant 1611, Montaigne ne disposa pas du mot déménagement. Il l'évita donc par la force des choses, si bien qu'évitant le mot il évita la chose, et par conséquent la réussit. CQFD.
Troisièmement il a appelé son livre Essais. Comment ça vous ne voyez pas le rapport ? C'est quoi un essai, hein ? C'est une tentative, genre l'athlète battit le record du monde au troisième essai (comme dirait Bob). Là c'est une tentative réussie, mais il aurait aussi bien pu échouer, le mec. L'athlète échoua à son troisième essai. Il est donc clair que l'essai, comme Nietzsche au delà du bien et du mal, est au delà de la réussite ou de l'échec. Ou bien en deçà. Bref ailleurs.
Mais ce n'est pas tout, l'essai est aussi une expérimentation, une épreuve. Exemple. Cette entreprise pourrait vous proposer un contrat à l'essai pour trois mois (comme m'a dit récemment mon conseiller Pôle Emploi). Montaigne en ce sens il parle d'exercitation. Que nous pouvons lire comme un mot valise, preuve s'il en fallait qu'il avait la plume déménageuse. Exercitation = excitation d'erre, exercice de citations, continuez vous verrez c'est aussi marrant que le logorallye. Citation en exergue :
Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve (Essais, III, 2 : Du repentir).
Il me semble que c'est assez clair. En tous cas pour moi il est clair que tout déménageant a quelque chose en lui de Montaigne. En tous cas moi déménageante (et pas que) c'est comme ça. Moi déménageante, je le proclame ici à la face de mon lecteur : mon âme est bel et bien l'âme soeur de celle de Montaigne qui ne peut prendre pied.
D'où moi déménageante l'entorse si vous me suivez.
Notre deuxième référence est donc celle d'un homme normal.
Qu'est-ce qu'un homme normal ? Au risque de surprendre, il faut d'abord remarquer que l'homme normal présente quelques points communs avec Montaigne notre homme d'exception, d'élection et d'exercitation.
Premier point, sur le plan physique : il ont à peu près la même taille et la même corpulence. Cela dit, Montaigne était plus musclé, se déplaçant à pied et surtout à cheval, là où l'homme normal préfère le train.
Deuxième point, sur le plan comportemental l'homme normal procède lui aussi par essais et erreurs.
Troisième point l'un et l'autre sont réputés pour leurs qualités de négociateurs. Ainsi Montaigne se consacra des années durant, au fil de sommets informels, à tenter de rapprocher des points de vue divergents sur la communauté européenne, le tout dans un contexte de crise. Et il lui a fallu tous ses nerfs de philosophe pour ne pas criser lui aussi, entre un mec de la Ligue un peu trop sectaire, un Béarnais isolé mais ambitieux, et un roi de France qui sautait sur son trône comme un cabri en répétant « unité, unité », un bilboquet dans une main, et un mouchoir dans l'autre pour essuyer le sang de la Saint-Barthélémy.
Mais venons-en aux différences. L'homme normal a peut être l'intention d'écrire un jour pour la postérité, ça je ne sais pas je ne suis pas dans ses petits papiers, mais en attendant il parle à l'opinion publique. Et que dit-il ? Pas mal de choses, parmi lesquelles, pour ne pas alourdir inutilement ce traité qui je le rappelle se veut un petit précis, je ne retiendrai que la phrase en rapport direct avec notre propos : le changement c'est maintenant.
Car la postérité retiendra que le destin a voulu que nous déménageassions en période d'élections présidentielles. Comme Axel et moi, l'homme normal et l'autre avaient la resséance entre deux chaises. Le locataire sortant de l'Elysée qui voulait y renouveler son bail, et l'homme normal qui voulait qu'on lui dise bye.
La deuxième option fut choisie, et les deux déménagèrent. Deux déménagements, mais assez peu de flamme. Comme quoi même les proverbes les mieux attestés ne sont pas infaillibles.