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  • Et quand personne (5/17) Je peins le passage

    « Les autres forment l'homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j'avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu'il n'est. Mais huy c'est fait.

    Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoi qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire pérenne (un mouvement perpétuel de balançoire) (…)

    Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, à l'instant que je m'amuse à lui.

    Je ne peins pas l'être. Je peins le passage : non un passage d'âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute.

    Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. »

    (Montaigne Essais III,2 Du repentir)

     

    Un tel portrait est une sorte de décomposition cinétique de l'image.

    C'est que l'oscillation n'est pas seulement extérieure, mouvement perpétuel du monde. Elle est d'abord en lui. D'où la splendide phrase, celle qui éclaire le mieux à mon sens le titre Essais.

    « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve. » (III,2)

     

    Celui des essais qui est le moyen, ou l'occasion, de tous les autres, l'acte d'écrire, est

    « un contrerôle (un inventaire) de divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il y échoie (le cas échéant), contraires (contradictoires) ;

    soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations.

    Tant y a que je me contredis bien à l'aventure, mais la vérité je ne la contredis point. » (III,2)

     

    Avec cette dernière phrase, on a la formulation du paradoxe en-soi, de l'essence du paradoxe : la vérité est paradoxale ou elle n'est pas.

    Puisque tout varie, essayer de dire le vrai, d'en faire le contrerôle, c'est nécessairement ne cesser d'en noter la variation.

    Monsieur des Essais comprend que ce qu'il écrit n'est pas la vérité, mais l'énigme de la vérité, toujours posée à neuf, toujours déconcertante, dont le propre est d'être irrésolue.

     

    Il est alors logique de douter de l'amélioration de l'écrit par des corrections. Ainsi que de l'assurance du progrès moral de son auteur. En tout cas son évaluation est chose vaine.

    « Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées.

    Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l'an 1580. Depuis d'un long trait de temps je me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce.

    Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? je ne puis dire. »

    (III,9 De la vanité)