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  • Et mon livre en moi

    « Il me vient à propos d'écrire chez moi, en pays sauvage, où personne ne m'aide ni me relève(1), où je ne hante communéement homme qui entende le latin de son patenôtre, et de français un peu moins.

    Je l'eusse fait meilleur ailleurs, mais l'ouvrage eût été moins mien ; et sa fin principale et perfection, c'est d'être exactement mien.

    Je corrigerais bien une erreur accidentale (…) mais les imperfections qui sont en moi ordinaires et constantes, ce serait trahison de les ôter.

    Quand on m'a dit ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures(2). Voilà un mot du cru de Gascogne. Voilà une phrase dangereuse (je n'en refuis aucune de celles qui s'usent parmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l'usage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit(3) ce que tu dis à feinte.

    -Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes d'inadvertance, non celles de coutume. Est ce pas ainsi que je parle par tout ? me représente-je pas vivement ? suffit ! J'ai fait ce que j'ai voulu : tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi ».

    (Montaigne Essais livre III chapitre 5 Sur des vers de Virgile)

     

    (1)Ne me corrige.

    (2)Tu surcharges de figures de style.

    (3)Sérieusement.

     

    Voilà un des quelques passages des Essais où Montaigne se donne à voir dans son travail d'écriture. Il le fait avec toute sa verve, dans ce dialogue entre soi et soi. Dialogue entre sa spontanéité à écrire et le regard surplombant et normatif qu'il prête au lecteur inconnu, se fondant sur les retours qu'on lui a faits.

    L'occasion de revendiquer son choix : écrire à sa façon. On sent sa jubilation à ne pas l'envoyer dire à son surmoi-lecteur-supposé. Suffit ! J'ai fait ce que j'ai voulu.

    Ici il s'agit du style. De nombreux autres passages sur le travail d'écrire parlent plutôt du contenu, du choix des thèmes.

    Mais Montaigne a su (et ce n'est pas le moindre aspect de son génie) que, plus que les thèmes, c'est le style qui était décisif dans son projet si personnel.

    Car ainsi que le dira Victor Hugo « le style c'est l'homme ».