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  • Petit dico (6) Kafkaïen

    « Dans ce tiroir traînent de vieux papiers, que j'aurais jetés depuis longtemps si j'avais une corbeille à papiers. »

    (Journal de Franz Kafka)

    On reconnaît bien là l'humour de Kafka, qui correspond à l'essence-même de l'humour : rendre acceptables la douleur et l'absurdité de la condition humaine en les tournant en dérision, comme on dit fort justement.

    Sagesse de l'humour : oui c'est faute de savoir ou pouvoir trouver sa corbeille à papiers pour y balancer tous ses vieux papiers qu'il est difficile de se libérer du poids du passé.

    Insistons sur le « sa » : l'art de jeter commence par la recherche d'une corbeille à papiers bien à soi. Jeter ses vieux papiers est un acte trop intime pour l'accomplir dans le premier container venu.

    Quels papiers donc ? Il peut s'agir de beaucoup de choses, pour Kafka comme pour chacun de nous.

    Mais on peut déjà les classer (le classement est le premier pas sur le chemin du jeter). Je vais les discriminer en deux catégories : les papiers venus des autres, les « allopapiers » si l'on veut, et les « autopapiers », que l'on produit soi-même.

    Il est des allopapiers faciles à jeter du fait de leur évidente inutilité. Flyer du marabout proposant envoûtements et désenvoûtements, brochure de grande enseigne vantant les promotions à ne surtout pas rater, professions de foi électorales etc. (et bien sûr leurs déclinaisons virtuelles en invasion de spams dans la boîte mail) : bref tout ce qui est de l'ordre de la publicité.

    Quoique, facile à jeter ? Cela m'évoque un sketch de Gad Elmaleh, assez ancien (je parle du sketch – quoique) où son personnage s'efforçait de faire une réponse personnalisée pour décliner chacune des différentes offres commerciales dont il était assailli.

    Mais il y a une catégorie d'allopapiers moins faciles à traiter : les documents administratifs et assimilés, genre factures d'électricité, courriers de l'agence de location fort officieuse qui a toujours un truc à exiger de vous sans jamais considérer vos propres demandes (consigne de la propriétaire ou pur zèle professionnel ?) etc. etc.

    Bourrer tout ça en vrac dans un tiroir, sans lire ou vite fait en diagonale, est le symptôme caractéristique d'une forme d'angoisse sociale, la phobie administrative.

    Alléguée par d'aucuns avec la plus parfaite mauvaise foi, en général pour justifier une optimisation fiscale illégale (qu'il y en ait de légales me paraît comment dire : kafkaïen), elle existe parfois pour de vrai (j'allais écrire pour de bon, mais je ne sais que trop à quelles affres elle peut vous soumettre).

    Mais voilà : l'allopaperasserie administrative reste notre interface avec la réalité et la société. Ainsi pour ces papiers-là, je crains, cher Franz, qu'ils ne nous encombrent jusqu'à ce que nous ayons accès à cette autre sorte de corbeille où nous finissons tous.

    Restent dans le tiroir kafkaïen les autopapiers, les pages noircies de nos mots, raturées de nos échecs à dire, à être, à aimer. Fictions ou réflexions, écrits personnels, lettres jamais envoyées, traces de soi au destin suspendu à nos flottements d'âme.

    Il faudrait sur ces pages, comme sur les affects, désirs, événements, relations dont elles témoignent, irrémédiablement passés, tirer un trait définitif et libérateur. Mais les jeter c'est jeter trop de soi, trop de temps consacré à trop d'espoir.

    Alors reste l'alibi de l'absence de corbeille à papiers. Un alibi dont la mauvaise foi révèle un sentiment de culpabilité. Lequel ? Qui nous accuse, pour quels faits ?

    Comme K. il se peut que nous ne le découvrions jamais.