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Le blog d'Ariane Beth - Page 423

  • Borderline

    Ils disent aussi, les spécialistes, qu'il y a un rapport avec un proverbe. C'est souvent le cas. Bruegel en a illustré beaucoup, selon la technique du rébus où les images forment un discours. Ce goût pour le rébus attire l'attention sur sa manière, sa signature : jeu entre représentation « naïve » et suggestion, faculté à laisser sourdre de l'évidence du réel la fameuse inquiétante étrangeté (chère à Papa Sigmund). Par le rébus, qui prend les choses au mot, Bruegel nous happe dans le mécanisme de métaphores proprement insensées, car destinées non tant à révéler le sens du monde qu'à en saisir le non-dit.

    Les schizophrènes aussi, comme les enfants, traitent les mots comme des choses, dit Freud. Un commentateur a suivi cette idée : Griet présenterait tous les traits de la schizophrénie. C'est une piste à explorer. Voir le tableau comme projection du monde intérieur de Griet, ainsi que nous y invite le titre, en fait. Lire comme illustration de sa schizophrénie l'aspect très éclaté, très morcelé, le fait que ça parte dans tous les sens : lignes contradictoires, hiatus entre les formes, disproportion entre les différents personnages.

    Le style métaphorique de Bruegel produit aussi auto-engendrement des images, passage d'une à l'autre par système d'associations libres.

    Ainsi dans ce tableau, si certains personnages sont clairement humains ou animaux, si certains objets sont réalistes, s'il y a du végétal réaliste, il y a aussi beaucoup de figures hybrides entre les trois règnes humain, animal, végétal. (C'est souvent, là encore, la même chose dans ses autres tableaux). Un climat borderline c'est le cas de le dire.

     

    Que fera un borderline s'il est peintre ? Il cherchera à résoudre son problème pratique de difficulté avec le réel (comme font en général les borderlines dignes de ce nom). Il a pour cela deux solutions esthétiques inverses

    1 chercher à circonscrire les choses, à préciser le flou, l'absence de contours, à marquer des délimitations.

    2 laisser se faire l'immersion dans l'étrangeté des choses, l'indécision, la mutabilité, la réversibilité. Et la donner à voir comme il la voit.

     

    Bruegel a visiblement choisi la solution 2. On ne peut que s'en féliciter pour les bonheurs esthétiques qu'il nous a ainsi offerts. Cependant je ne suis pas sûre que Margot aurait fait le même choix s'il lui avait demandé son avis. Elle, les trucs flous et les loups qui vont avec, elle en a plutôt sa claque, je dirais. (À suivre)

     

     

     

  • Margot la rage

    Réalisée en 1562 ou 63, Dulle Griet (Margot l'enragée) est une des toiles les plus fascinantes de Bruegel (qui pourtant n'est pas avare en fascination).

    Réglons d'abord le problème pratique. Vous pouvez 1) aller chercher l'image sur internet 2) braquer le musée Mayer van den Bergh d'Anvers où se trouve la toile : plus compliqué mais bonheur de contempler à loisir ce chef d'œuvre. Jusqu'à votre arrestation. Disons faut être un peu plus motivé pour 2. Moi je m'en fous j'ai une reproduction de qualité (avec en plus zoom sur certains détails) dans un bouquin plein de trucs passionnants sur Bruegel.

    Dans un climat clairement apocalyptique donc sombre, sanglant, tourmenté, la toile présente un grouillement de machins plus ou moins identifiables. Un bric à brac d'objets style batterie de cuisine, de soldats style batterie militaire, avec villageoises déchaînées contre soldats style ça commence à bien faire. Suppliciés par ci par là, monstres aux postures abracadabrantesques et formes pareil. Grouillement avec pour horizon le ciel en flammes, attirant l'œil en haut à droite par une explosion de lumière style éclair d'Hiroshima. Bref un tableau vacarme et fulgurance qui vous fascinabasourdit.

     

    La Griet éponyme est placée un peu en dessous et à gauche du centre de la toile. Look mi-femme mi-guerrier, encombrée de choses hétéroclites style coffret ouvragé, poêle à frire ou à crêpes, couteau qui lui pendouille sur la jambe. Sur le ventre gros balluchon blanc que boursoufle une forme informe – cadavre d'enfant ? Elle se propulse d'une enjambée solide de ses panards pointure 46 vers le bord gauche de la toile, brandissant devant elle une longue et fine épée pour s'ouvrir la route dans ce chaos de fin du monde.

    On a le sentiment de la voir arriver, au terme de sa longue marche à travers la désolation, là où elle voulait en venir, style Rastignac à nous deux Paris. La voici devant une énorme caverne-tête, balafrée d'un arbre dénudé qui lui cisaille la bouche et l'œil. Tension majeure du tableau que celle de leur face à face, soulignée par le trait horizontal de l'épée de Griet.

    Chaque détail du chaos mériterait qu'on s'y arrête. Mais pour ma part, emboîtant le pas à Griet aux grandes enjambées, je ne vais dire qu'à grands traits deux ou trois des choses que m'inspire ce tableau.

     

    Les critiques rapprochent la figure de Griet d'un autre tableau de Bruegel, Ira la colère des sept péchés capitaux. C'est l'évidence, cette femme dans ce tableau à l'horizon incandescent est possédée de colère. Sainte ou démoniaque colère ? Et que veut-elle en faire ? Ma rage me protégera : tel serait mon sous-titre pour cette œuvre. J'ai le sentiment que cette colère n'est pas offensive mais défensive. Griet se défend. De la méchanceté du monde ici exhibée. D'elle-même peut être, du mal et du malheur insinués en elle. Nausée, haut-le-coeur, rage ravalée longtemps. Dans ce tableau la rage entre en crue. De sa marche de marionnette à grands pas, de sa cuirasse et de sa poêle, de son ventre inquiétant et de son cri muet, de ses vieilles grolles, déborde la rage de Griet l'enragée. (À suivre)

  • Lis tes ratures

    En fait pour Ronsard la louange immortelle est acquise il le sait (sûr de son génie le gars), mais le plaisir mortel avec la jeune Hélène qui deviendra vieille c'est une autre paire de manches. Car l'immortalité Hélène s'en fiche, à l'âge qu'elle a on se contente de vivre.

    Ronsard termine donc le sonnet par un virage à 180 degrés : je suis un génie qui vous rend immortelle ? Certes, mais laissons ces bagatelles, Madame. Je mets tout cela à vos pieds pour n'être qu'un homme qui a le désir de vous rendre heureuse.

     

    Et dès aujourd'hui, car le temps presse. Bientôt « Je serai sous la terre et fantôme sans os /Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ».

    Et pour vous ce sera pas vraiment mieux, « Vous serez au foyer une vieille accroupie/ Regrettant mon amour et votre fier dédain ».

    Perso vieille accroupie j'aurais apprécié moyen. Mais bon faut se remettre dans le contexte de l'époque où le politically correct avait d'autres canons que les nôtres. Nettement plus gros calibre.

    Bref tout ça pour dire « Vivez si m'en croyez n'attendez à demain /Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie ». (Il croit vraiment qu'elle l'a attendu pour se le dire ?)

     

    Bon. Le lecteur, s'il est subtil (et comment ne le serait-il pas s'il est vraiment lecteur) (et surtout mon lecteur) ne sera pas dupe du côté jeu, du côté « si c'était » de toute cette histoire entre Pierre de Ronsard, poète bien en cour, et Hélène de Surgères, membre d'un staff d'escort girls à la même cour. En outre Hélène paraît-il était un peu boudin, et Pierre n'avait plus guère d'alerte que la plume. Ainsi la morale de l'histoire est de toute évidence

     

    Théorème poids plume : L'angoisse de la page blanche en évite bien d'autres.

    Corollaire : Et si jamais elles reviennent s'imposer, les angoisses, on peut toujours les écrire, ce qui remplira la page blanche.

    Scolie 1 : Et ainsi supprimera l'angoisse de.

    Scolie 2 : L'ennui c'est qu'écrire les angoisses peut les raviver.

    Scolie 3 : Ou pas.

    Scolie 4 : On tourne pas un peu en rond, là ?

     

    Axiome : Pour remplir une page blanche il suffit de la remplir.