Si une coupe d'eau ne suffit pas à éteindre un incendie, il ne faut pas en déduire que l'eau est impuissante contre le feu.
Ceci est une pensée chinoise de Mong-Tseu. Cette image de la coupe d'eau m'est revenue l'autre soir en regardant sur Arte un documentaire tourné auprès des habitants de la région de Fukushima il y a environ un an, pour le premier anniversaire de la catastrophe (K. Watanabe 2012).
Les gens mettent contre les murs des bouteilles d'eau qui sont censées piéger les radiations, en restreindre la diffusion dans les maisons. Pensée magique ? Réalité scientifique ? Image en tout cas dérisoire et magnifique à la fois. Cette installation de bouteilles alignées : image de transparence et de pureté, comme s'inscrivant en faux contre l'opacité du système nucléaire, contre la contamination invisible mais omniprésente. Toutes ces bouteilles figuraient aussi, pour moi, le bataillon courageux des habitants de Fukushima qui sont là debout, ensemble, qui persévèrent à vivre dans l'invivable.
Certes ils étaient pour la plupart brisés, parfois au bord des larmes devant la caméra (on mesure ce que ça signifie dans la culture japonaise toute de réserve, de pudeur d'expression). On le serait à moins, brisé, dans cet environnement où tout est doute. On doute de la parole des autorités, qui ont accumulé depuis deux ans mensonge sur mensonge, de celle des médias, des scientifiques aussi parfois. La défiance s'étend à l'eau, au vent, à la terre, à la nourriture, tous potentiellement meurtriers et non plus bienfaisants.
Ainsi on emporte son compteur de radioactivité au supermarché, les pêcheurs attendent son verdict pour savoir si la pêche sera vendable. Et sinon, on rejette à la mer le poisson radioactif - que faire d'autre ?On voyait des enfants le compteur autour du cou comme d'autres portent un talisman ou une médaille miraculeuse. Et qui sait si à Fukushima désormais on ne sort pas son compteur avant de s'abandonner dans les bras de l'amoureux, de l'amoureuse ?
Malgré tout, dans ce monde d'une hostilité radicale, dans ce monde prescripteur de paranoïa, les gens tiennent bon, coopèrent, mutualisent leurs infos et leurs efforts, s'emploient jour après jour à réparer leur corps, leur âme, leur environnement. Le reportage montrait un poète qui poétisait, une femme qui cueillait les fleurs radioactives de son jardin tout en couvrant de malédictions l'irrationalité et l'irresponsabilité des apprentis sorciers qui vivent, eux, si loin de Fukushima (croient-ils ...). Il y avait encore un paysan qui pensait avoir un truc pour "diluer" le poison : multiplier les labourages. Il y avait surtout, fragiles et puissantes à la fois, des mères courage luttant pied à pied, sans faire d'histoires, pour protéger leur progéniture de l'imprégnation des becquerels.
Les dérisoires bouteilles en plastique le long des murs de Fukushima, sont la misérable petite coupe d'eau, et n'éteindront pas facilement l'incendie du malheur, mais elles nous adressent un message. Une coupe n'éteint pas un incendie, d'accord, mais beaucoup de coupes ensemble, ça en fait des mètres cubes pour noyer la folie, le cynisme, la connerie suicidaire ...
Commentaires
Cela me touche de trouver cette note ici sur Fukushima. L'an dernier, j'ai vu arriver dans ma 6e un petit Ryotaro, de passage en France, en transit pour l'Italie où attendait déjà le reste de la famille. Il venait de la région de Fukushima, et ses parents avaient mis la clé sous la porte. Oui, cette réserve japonaise. Sans doute de la tristesse dans l'exil. Mais Ryotaro n'en parlait pas.
Ironie du sort : l'école internationale qui l'a accueilli durant ce transit est justement celle qu'on a bâtie dans le cadre du projet ITER, l'avenir (radieux ?) du nucléaire...