Spinoza fut accusé d'athéisme par certains en son temps, s'en défendit, ce qui en déçut d'autres en son temps et après. Alors athée or not athée, est-ce la question ? Une chose est sûre, il est a-religieux. Les religions, avec leurs rites, leur puérile représentation anthropomorphique des dieux, il les nomme sans états d'âme superstitions. Elles sont pour lui filles de l'illusion finaliste, qui cherche stupidement (ou perversement) un au-delà à la réalité substantielle, un alibi à la réalité/vérité. La seule chose qu'il en sauve est, précisément, l'éthique concrète, on le verra à propos de la question des affects.
(Cela fait penser à la superstructure de la philosophie marxiste, qui se met en place pour dénier le fonctionnement réel de l'infrastructure, et au Freud de l'Avenir d'une illusion bien sûr).
Est-il pour autant déiste ? Son déterminisme pourrait le rapprocher de la formulation horlogère de Voltaire.
Sa vision intégrative et « énergétique » évoque les versions orientales de la question, bouddhiste, hindouiste.
Son Deus sive Natura a fait parler de panthéisme. Mais le panthéisme n'est jamais qu'un finalisme comme les autres. En outre ici la nature dont il s'agit, même si elle les inclut, n'est pas à identifier aux choses de la nature, les fleurs les petits oiseaux les étoiles ou les graminées, ni même les cellules les atomes et les quarks. Le terme désigne aussi bien le fonctionnement lui-même, les lois naturelles, les lois physiques de la matière.
Il convient par ailleurs de ne pas oublier que Spinoza a été formé par un rabbin à la lecture approfondie de la Bible et du Talmud, et qu'il a consacré le Traité théologico-politique à expliquer comment il comprenait cette tradition et où il la situait dans son système.
Mais le mieux est encore, pour citer à nouveau B. Pautrat, de ne pas le réinscrire de force dans des traditions auxquelles il échappe singulièrement.
Pour ma part en effet je ne vois pas comment l'assigner à l'alternative binaire athée/non athée dont précisément, comme d'autres alternatives binaires (en particulier liberté/déterminisme), il fait apparaître l'insignifiance. C'est peut être que je suis plus à l'aise avec les juxtapositions paradoxales qu'avec la logique exclusive du principe de contradiction, mais j'y peux rien c'est mon conatus. Et puis tout simplement pour être athée ou croyant il faut être métaphysicien. Or il ne l'est pas.
En tous cas il me semble que dans la version horlogère, le Dieu de Spinoza ne serait pas l'horloger avec ses plans et ses intentions d'horlogerie. Il serait dans l'horloge, les aiguilles, le cadran, le temps et ses équations de mesure, le mouvement du balancier, le ding dong, sans oublier la personne qui passe par là, qui entend, voit et se dit : tiens il est midi c'est pour ça que j'ai faim etc.
Par ailleurs il a trop de passion et de sens politique pour être réductible à des envies de nirvana. Sans compter que dans son système uni-substantiel les transmigrations d'âme ou réincarnations sont littéralement inconcevables.
Quant aux leçons du rabbin, elles sont l'occasion de se souvenir que Spinoza fut l'initiateur de la critique biblique historique et philologique moderne. C'est entre autres son propos dans le Traité théologico-politique. Toujours le même mouvement d'arrimage à l'immanence. Pour ma part (toutes choses égales par ailleurs !) je lis aussi l'immanence dans les textes bibliques. Il me semble même que c'est leur objet. C'est une autre histoire, mais j'en profite tout de même pour vous citer ce subtil paradoxe dû à la plume du non moins subtil Paul Auster (dans Brooklyn folies) :
Tous les Juifs sont athées, sauf ceux qui ne le sont pas.
A côté de cette question abstraite, il y a ce qu'on ressent en lisant l'Ethique. Sa séduction si particulière tient pour moi à ce paradoxe : la sobriété austère du raisonnement laisse percer continûment un je ne sais quoi de radieux, d'incandescent, d'énergisant. Un livre radioactif, en quelque sorte, mais sans le casse-tête des déchets, le risque de catastrophe, la confiscation des choix démocratiques … Que du bonheur.
Spinoza est ainsi un homme des Lumières inclassable, dérangeant peut être. Pour lui comme le fait remarquer Deleuze (voir la note où il est cité) pas de contradiction entre le soleil de la raison qui fait la lucidité, et ce qu'on pourrait nommer illumination intime, physique et psychique à la fois.
Certes illumination je reconnais ça peut craindre, tant c'est un mot producteur d'obscurantisme.
Ce côté illuminé rend par exemple l'Ethique passible d'élucubrations new age floues et fourre-tout, j'ai vu ça dans des bouquins. Mettons que ça ne cause pas grand dommage, mais quelle injustice pour la fée Mathématique !
Sans compter le risque de négligence des enjeux sociaux du livre, comme sa lucidité aiguë quoique distanciée dans l'analyse des conflits psychologiques et politiques, digne inspiratrice, encore, de Freud et de Marx.
Cette alliance étonnante entre lucidité et illumination tient sans doute à un double fonctionnement intellectuel chez Spinoza.
Il est porté sur l'analytique, obsessionellement presque. Par exemple dans l'époustouflante combinatoire des paramètres déterminant les affects dans la partie 3. Mais en même temps il fonctionne selon une « vision » synthétique et multidimensionnelle. A la fois les nuances de couleur dépliées en extension dans l'arc-en ciel, et la lumière blanche, lumière intensive qu'on ne voit pas mais qui fait voir.
Deux qualités rarement réunies à un tel degré, sauf génie naturellement. En fait Spinoza philosophe comme Bach cantate ou Einstein équationne, avec le même logiciel harmonique.
Un rationaliste-mystique ? Les mots sont piégés. Il en faudrait peut être un inédit. Pour moi il est un homme des Lumières version arc-en ciel.
A suivre.
Commentaires
Patron ; deux aspirines et un double cognac !