Résumé. Les explorateurs de l'Ethique, partis en quête de la béatitude, pensaient se laisser glisser au fil d'un long fleuve tranquille. Mais, d'épisode en épisode, ils ont constaté qu'il leur fallait ramer plus souvent qu'à leur tour, rencontrant écueils logiques, tourbillons déterministes et remous substantiels. Au point que certains, tels l'Abbé Attitude, commençaient à se demander si leur GPS (Guide pour Spinoza) était bien fiable. Heureusement, le dernier épisode leur a laissé entrevoir un peu plus clairement la suite du parcours.
« Prendre direction Connaissance Adéquate. Puis suivre le fléchage Conatus jusqu'à Affects. Là laisser la dérivation Tristesse, chercher le balisage Joie. Puis vous êtes arrivés ».
L'éthique n'est pas une question de bonne volonté, mais de bon désir, c'est à dire de motion vers un usage éclairé des interactions du système.
Pour un bon usage des affects, il faut, dit Spinoza, comprendre exactement comment marche le billard, les trajets et combinaisons de trajets, les vitesses et énergies relatives. Car ainsi on n'ira pas à l'encontre de l'énergie et du dynamisme du système (ce qui serait peine perdue de toutes façons), on saura au contraire libérer son aptitude à y participer pour son meilleur usage et bonheur.
C'est ici qu'intervient la connaissance adéquate (adaequata cognitio).
Ad-aequata indique la recherche d'un ajustement. Se mettre au niveau du monde, s'y situer de plain-pied, de façon à ne pas vivre en porte à faux. Cet acte de mise en adéquation est au fond la seule obligation morale énoncée dans le livre, le seul véritable effort nécessité pour accéder au comportement éthique adapté. Et donc au bonheur. Comment ça marche ?
Chaque élément du billard concret des corps trouve son correspondant dans la série des idées (les unes images perceptives et les autres interprétations de ces images). L'ensemble ainsi translaté constitue l'esprit humain.
Ces séries obéissent à deux déterminismes qui restent parallèles (comme notre borne départementale et nos pensées s'il vous en souvient voir B.6).
Ainsi les règles du billard des corps ne peuvent être connues dans la série des corps, les corps ne savent pas connaître. Ils ressentent et se meuvent, ils sont présents, c'est tout. Mais la série des idées reçoit par l'entendement les informations de la série des corps. Là se déroule le fil des enchaînements, se représente la courbe de la boule de billard. Dans la série des idées s'établit la médiation entre la substance étendue des corps et la substance pensante de l'esprit. Encore faut-il vérifier à chaque étape du trajet des infos que l'entendement ne fait pas de fiction, mais produit un reportage au plus près du réel des corps. Il s'agit de déjouer les pièges de l'imaginaire.
Reportage difficile dans la complexité du réel externe et interne, dans la quantité des interactions du jeu de billard. Pour accéder à la connaissance claire, précise, complète, à l'adéquation au monde, il est alors besoin, dit Spinoza, de re-former l'entendement dans le sens de la simplification.
Chaque chose est une manière particulière, d'où d'infinies différences. Mais chaque manière, cela n'a plus de secret pour nous, n'est qu'une expression de l'unique substance. Par conséquent, plutôt que se prendre la tête avec les manières, les formes de chaque modèle, robe, veste, on peut se contenter de les considérer à partir de leur caractère commun : ils sont faits du même tissu (j'ai décidé d'user cette métaphore jusqu'à la trame).
C'est donc en fonction du tissu et non des modèles qu'il sera plus simple de chercher la connaissance adéquate.
Les choses qui sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout, ne peuvent se concevoir qu'adéquatement. (Part 2 prop 38).
A partir de là on va découvrir qu'il y a une mauvaise et deux bonnes façons de travailler sur le tissu. Il s'agit de ce que Spin appelle les trois genres de connaissance.
Il admet que les philosophes ont compris l'utilité des notions communes. Mais comme ils n'ont en général pas pris toute la mesure du fait qu'être au monde ne peut se faire hors corps, ils n'ont pas vu non plus la difficulté inhérente au passage de la série des corps à celle des idées : nous formons des notions universelles à partir des singuliers qui se représentent à nous par l'entremise des sens de manière mutilée, confuse et sans ordre pour l'intellect. C'est pourquoi j'ai coutume d'appeler de telles perceptions connaissance par expérience vague. (Part 2 prop 40 sc 1)
Tout aussi confuse, la connaissance par opinion ou imagination qui se réfère à des signes, autrement dit à des automatismes d'association. Lesquels ne sont pas fiables, car ils ont pour support des contenus mémoriels archivés sous l'effet d'affects aléatoires.
Il faut noter que tous ne forment pas ces notions de la même manière, mais qu'elles varient pour chacun en fonction de la chose qui a le plus souvent affecté le corps et que l'esprit a le plus de facilité à se rappeler.
Expérience vague, opinion et imagination, telle est donc la connaissance du premier genre. Même (surtout?) sous couvert de philosophie, elle n'est qu'une pseudo-connaissance molle ne mettant pas en jeu l'acuité potentielle de l'intellect.
Il ne faut donc pas s'étonner qu'entre les philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par le seul moyen des images des choses, il se soit élevé tant de controverses.
S'il n'y avait que les philosophes ... Mais songeons qu'une bonne illustration de ce premier genre de connaissance est le discours publicitaire, et que non content de se consacrer à fourguer des sodas, il a envahi le champ politique, artistique, intellectuel, relationnel, pour y cultiver controverse, violence et connerie.
Voilà pourquoi faudrait envisager de changer de genre.
A suivre.