Dans ce nouvel épisode nous allons entrer au pays des affects. Rendez-vous au départ de la ligne « Désir » du tramway. (Encore une blaguadeub trop tentante). Mais avant tout, un coup d'oeil sur la carte pour baliser notre itinéraire. (Mode géométrique, quand tu nous tiens …).
Spinoza aborde son étude des affects dans la troisième partie de l'Ethique qui en compte cinq. C'est donc la partie centrale, à la fois en logique et en pratique. Une fois posé le système unisubstantiel dans son déterminisme (Part 1,2), il faut pour trouver la béatitude (Part 5) savoir/pouvoir désamorcer la négativité et faire jouer la positivité de l'impact de détermination (Part 4). Cet impact, ce sont les affects. Voilà pourquoi le repérage et le classement des affects constitue le pivot de la machine éthique.
D'ailleurs la plupart des gens ne lisent que cette troisième partie. La plupart des gens, on disait à l'époque de Spin levulgaire. On a tous en nous quelque chose de vulgaire : ce qui fait chacun semblable à tout autre chacun. L'humain ni trop ni trop peu humain, juste humain. De la même façon dans le Tractatus Spinoza dit c'est vrai il faut être philosophe historien et philologue pour vraiment comprendre les textes bibliques dans leurs enjeux de production et de réception (dirions-nous aujourd'hui). Mais ça n'empêche pas que tout un chacun puisse en tirer l'essentiel, les préceptes éthiques fondamentaux qui en sont le cœur et la raison. Car ils sont formulés avec des mots simples et sans ambiguïté. Genre Tu aimeras ton prochain comme toi-même, Choisis la vie. Clair et efficace. Tout comme la partie 3 de l'Ethique.
Mais alors pourquoi Spinoza s'est-il cassé à écrire tout le reste (et nous à y aller voir) ? Pour la démontrer objectivement, l'éthique, la fonder une bonne fois pour toutes hors fantasmes et erreurs, pour qu'on arrête de perdre du temps en débats z'oiseux z'et nuisibles. Et puis ce que je ressens surtout (aux affects comme aux affects) : pour se faire du bien. Par l'Ethique Spinoza fait ce qu'il dit, et dit ce qu'il fait, dans un besoin profond d'unification. Comme tout grand créateur, est à la fois très fort et très fragile. Très fort, témoin son immense ambition conceptuelle qui a quelque chose de démiurgique. Il est fascinant de voir à quel point le doute lui est étranger. Très fragile aussi, à cause de son hypersensibilité à la présence du monde, à cause de cette « passibilité » qu'il décrit si éloquemment. Cette dualité fait qu'il ne peut vivre sans inscrire dans un cadre à sa mesure son rapport personnel au monde, sans poser sa propre constante essence/substance.
Entre armure conceptuelle et dévoilement de la sensibilité, l'individu Spinoza se livre à nous dans l'Ethique, tel qu'en lui-même.
La théorie des affects découle directement de la nature et la logique du conatus. Le but est de donner les moyens à chacun de libérer sa puissance propre, sa « vertu », comme on parle de la vertu d'une substance médicinale par exemple. Sa vertu d'individu, dans son rapport personnel à l'énergie de l'ensemble. Virtus, force. En l'occurrence, la grande force est de comprendre, car comprendre est le branchement adéquat sur l'énergie-même du conatus de l'humanité, dont l'essence est raison.
Pour l'humanité globalement, persévérer dans son être est maintenir sa constante « raison ». Ainsi le principe fondamental du bon usage des affects est que vertu individuelle et vertu générale, « vertu d'espèce humaine » sont absolument indissociables.
D'où il suit que les hommes que gouverne la raison, c'est à dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n'aspirent pour eux-mêmes à rien qu'ils ne désirent pour les autres hommes, et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnêtes.(Scol prop 18 Part 4) (Ah l'optimisme pré-Cahuzac, Tapie, Guéant et j'en passe tant et tant ...)
Autrement dit, le critère de la vertu est la convergence désir individuel/désir d'espèce. On peut dire d'une certaine façon que la vertu conative de Spinoza réalise la synthèse entre ce que Freud appelle l'autoconservation et la libido. Sauf que là où Freud désigne le fameux « malaise dans la civilisation », Spinoza affirme qu'une telle synthèse est la joie humaine par excellence. Car, telle est la révolution spinoziste, l'effort éthique n'est pas diminution ni même canalisation de puissance. Par lui au contraire l'être humain peut se mettre en œuvre, réaliser ce qu'il est. L'éthique de libération doit unifier intellect et affect pour ouvrir les chemins d'une Wille zur Macht à la mode spinoziste. La puissance du sage s'y révèlera comme joie d'acquiescer à soi et au monde. Tel est l'horizon proposé.
Deux expressions décrivent cet avenir radieux, amor dei intellectualis et acquiescentia in se ipso. Complémentaires et indivisibles, elles sont les deux faces de la vertu d'être.
Amor dei intellectualis. Was is das ?
L'amour intellectuel de l'esprit envers Dieu est l'amour-même de Dieu dont Dieu s'aime lui-même (…) De là suit que Dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime les hommes, et par conséquent, que l'amour de Dieu envers les hommes et l'amour intellectuel de l'esprit envers Dieu est une seule et même chose. (Part 5, prop 36 et coroll)
On va traduire : l'ADI est un affect qui porte à discerner/reconnaître DSN. La conscience heureuse, positive, du lien mutuel d'appartenance entre soi et Dieu/la nature/le réel/l'espace-temps dans tout son déploiement. Disons encore autrement une adhésion à la fois rationnelle, affective et sensitive à la fonction vie et à toutes les valeurs qu'elle prend. Une adhésion non pas générale et acquise une fois pour toutes, mais à renouveler dans le concret de chaque instant et occasion, et dans un perpétuel mouvement d'ajustement à ce qu'il y a.
Que cet amour se rapporte à Dieu ou bien à l'esprit (mentem), c'est à bon droit qu'on peut l'appeler satisfaction de l'âme (animi acquiescentia), laquelle en vérité ne se distingue pas de ce qu'on appelle Gloire dans les livres sacrés (…) Par là s'éclaire (si tu le dis ...) pour nous comment et de quelle façon notre esprit suit de la nature divine selon l'essence et l'existence et dépend continuellement de Dieu ; et j'ai pensé qu'il valait la peine de le noter ici pour montrer par cet exemple toute la force de la connaissance des choses singulières que j'ai appelée intuitive ou du troisième genre. (Scolie prop 36, 5)
L'ADI est l'adhésion sous sa face externe de rattachement au système global. Sa face interne est l'acquiescentia in se ipso. Elle est une joie née de ce qu'un homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d'agir. (Part 3, déf 25). Acquiescentia, état de paix, d'équilibre : voilà, là je suis et je suis bien. Acquiescentia in me : ça, c'est vraiment moi. Moi force moi gloire, mazette ! Sûr que ça valait la peine de le noter ...
A suivre.