Nos héros désormais se savent inscrits dans le triangle DJT, ce qui leur change la vie à coup sûr : car il s'agit là d'un grand pas vers la connaissance adéquate ou je ne m'y connais pas. Pour augmenter leurs joie et puissance induites, je m'en vais leur proposer un parcours des plus sympathiques parmi le lot d'affects que Monsieur Spinoza a répertoriés avec le soin pointilleux qu'on lui connaît.
Notons tout de même d'abord qu'il faut le paramètre de la constance pour valoriser un affect, dans la mesure ou toute incertitude est tristesse. Par exemple qui n'a expérimenté que l'angoisse et l'appréhension paralysent, inhibent la pensée, brouillent l'écoute et le raisonnement ? Moi en tous cas il vaut mieux que je n'entame pas le chapitre. Bref Spin note ainsi que le désespoir d'une situation merdique avérée est préférable à la crainte d'une patate potentielle. Et il sait de quoi il parle.
Notons aussi que les affects se complexifient par le critère de l'interférence d'un tiers individu ou d'un tierce paramètre. Exemples.
L'amour est une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. (P3 déf 6)
Deux paramètres seulement ici, moi et la cause extérieure. Genre un philosophe génial, un bébé craquant, un musicien magicien. Je dirai ainsi : « Montaigne et Spinoza sont mes amis. Solal, petite chose, tu me fais fondre. Quand j'entends Mozart je suis chez moi, etc. »
La pitié est une tristesse qu'accompagne l'idée d'un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous. (Déf 18)
Ici on voit le cas d'un tierce paramètre avec cet autre. Il y a donc : moi, le mal arrivé et l'autre. On remarque bien sûr que pour que la prise de l'affect fonctionne, il faut un élément de lien, ici la similitude de genre.
Par ailleurs cet exemple n'est pas choisi au hasard, mais bien pour ses connotations nietzschéennes : la pitié est une tristesse, donc un mal puisqu'elle diminue la puissance d'agir.
Ou encore : L'envie est la haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est attristé du bonheur d'autrui, et au contraire qu'il est content du malheur d'autrui. (Déf 23)
Cet exemple fait voir la complexité des combinaisons d'affects. Car si la haine est par nature une tristesse, il existe une sorte de joie haineuse. Autrement dit, quand l'envie rend triste du bonheur d'autrui, elle abat, rend impuissant : « à Machin tout réussit et moi j'échoue toujours, autant plus rien tenter ». Mais elle peut aussi réjouir du malheur d'autrui, et alors, en tant que joie, stimuler l'action : « pour Machin qui se la pète ça n'a pas marché sur ce coup-là, bien fait pour lui, et si j'essayais, moi ? »
Mais laissons Machin à son triste sort, on est venu pour l'affect de joie, et savourons ensemble les mots dont Spinoza décline ce bien parfait.
L'affect primaire de joie : laetitia. Terme qui dit l'épanouissement, la dilatation de l'être. Il implique l'illumination du visage, le sourire, tel un paysage soudain riant dans l'éclosion du printemps.
L'affect de joie, quand il se rapporte à la fois à l'esprit et au corps, je l'appelle titillatio ou hilaritas. (scol prop 11 Part 3). Il explique que ces deux affects s'opposent à la douleur et à la mélancolie.
Titillatio est le chatouillement, la caresse, la jouissance d'être un corps vivant. Cela m'évoque de très beaux vers de Supervielle : C'est beau d'avoir élu domicile vivant / Et de bercer le temps dans un cœur consistant.
Hilaritas c'est la gaieté, la belle humeur. C'est le mot qui a donné hilarité, cette précieuse faculté de se laisser illuminer et alléger par un bon mot, une image drôle, de prendre la vie du bon côté. L'hilaritas est contagieuse et ainsi unificatrice, elle est cette bonne manière qu'on se fait entre humains, cette douceur dont on se réconforte dans les âpretés de l'existence.
Gaudium, le contentement, est une joie qu'accompagne l'idée d'une chose passée qui s'est produite au-delà d'une espérance. (Part 3, déf 16)
Au-delà, c'est à dire pas nécessairement en la satisfaisant. Mais tout compte fait, la joie est là, la joie de se dire « c'est bien ainsi ». Gaudium est le mot qui a donné joie en français. C'est ici qu'il faut remarquer que Spinoza, pour définir son affect essentiel de joie, a préféré le mot concret, éprouvé dans le corps, de laetitia, et non celui-ci, plus abstrait, lié à une idée et à un différentiel de temps. Il associe gaudium à l'effort éthique de cultiver la joie.
Qui donc s'emploie à maîtriser ses affects et ses appétits par seul amour de la liberté s'efforcera, autant qu'il peut, de connaître les vertus et leurs causes, et de s'emplir l'âme (animum) du contentement qui naît de leur vraie connaissance ; mais de contempler très peu les vices des hommes, ou les dénigrer (…) Et qui observera cela diligemment (et en effet ce n'est pas difficile (hilaritas made in Spinoza) et s'y exercera, celui-là, oui, en peu de temps il pourra diriger la plupart de ses actions sous l'empire de la raison. (Part 5 scol prop 10) Une joie raisonnée, une joie secondaire, médiatisée par le temps et l'effort.
Laetitia au contraire est la joie primaire, la joie du corps vivant dans le présent, dans l'existence-même, c'est à dire (nous le savons) dans l'éternité. La joie de Rimbaud dans l'aube d'été.
Risus, tout comme jocus est pure joie (laetitia). (scol coroll 2 prop 45 Part 4)
Risus, le rire, celui qui éclate, celui qui libère, qui voit l'absurdité du dérisoire et dit « mieux vaut en rire ». Jocus, la plaisanterie, a donné le mot jeu. Il s'agit en effet de jouer avec les mots, grâce à eux de déjouer le mal et le malheur, la mort elle-même. Bref toute la fragilité de notre condition humaine, ainsi que le montre Freud dans son livre sur le « mot d'esprit dans son rapport avec l'inconscient ».
Cela dit vous savez quoi cette série est presque à son terme. La prochaine fois on arrivera à la béatitude rien que ça. Ensuite on dira une mot de l'éthique option politique (qui a dit c'est pas du luxe?).
Et puis je crois bien que ce sera tout.
A suivre.