Nos héros sont bien contents : Spinoza existe, ils l'ont rencontré, constatant par son exemple que la béatitude n'est pas détachement nirvanique, érémitisme échevelé ou spiritualité éthérée, mais bien puissance du sage. Spinoza existe et il fait très fort. Dans cet épisode il va faire encore plus fort en nous prouvant qu'un sage c'est bien, mais qu'un corps sage, c'est mieux. Corps social s'entend. Eh oui nous y voilà : l'Ethique ne pouvait faire l'impasse sur la politique.
Avec d'abord cette idée simple : la politique, c'est compliqué. Car elle est au cœur d'une contradiction, développée dans le scolie 2 de la prop 37 Part 4.
Chacun recherche son utile individuel. C'est normal et bon, c'est le souverain droit de nature. Mais autant d'utiles individuels que d'individus : résultat c'est la pagaille pour cause d'affects contradictoires, avec pour conséquences jalousie, orgueil, rivalité mimétique. Tout ça fait très mal.
En réponse, Spinoza formule la solution classique d'un contrat social et d'un pouvoir contraignant pour le faire appliquer. Car pas la peine de s'illusionner, tout marche par les affects : on s'abstient de causer un dommage par peur d'un dommage plus grand. C'est donc par cette loi que la société pourra s'affermir, pourvu qu'elle s'attribue à elle-même le droit qu'a chacun de se venger et de juger du bien et du mal, et par suite qu'elle ait le pouvoir (…) de faire des lois et de les affermir, non par la raison, qui ne peut réprimer les affects, mais par des menaces.
Le pouvoir a ses prérogatives de menace (police), mais fondées sur le droit (justice). Principe d'un juste pouvoir, du contraire de l'arbitraire. Principe du passage de l'état naturel à un état civil.
Dans l'état naturel (…) tout est à tous ; et partant (...) rien ne se fait qui puisse être dit juste ou injuste ; mais bien dans l'état civil, où l'on a d'un commun accord décidé de ce qui est à untel et untel.
Tout est bien sûr dans le commun accord. Et renvoie à la problématique qui est le hic bien connu de toutes les philosophies du contrat, comme chez Rousseau et Rawls, à savoir les conditions de sa signature.
Spinoza s'en tire avec son joker habituel : ce qui peut inciter les hommes à faire cause commune, c'est le constat de l'adéquation entre conatus et raison. Car si la raison ne réprime pas les affects, elle est quand même au principe de ceux qui sont vraiment utiles à la vie.
L'homme est un animal social. (…) Laissons donc les satiriques se moquer autant qu'ils veulent des choses humaines, les théologiens les maudire et les mélancoliques louer autant qu'il peuvent la vie sauvage et rustique (…) cela n'empêchera pas les hommes de constater par expérience qu'une aide mutuelle leur permet de se procurer beaucoup plus facilement ce dont ils ont besoin. (Part 4, scol coroll 2 prop 35)
Le cocktail conatus/raison constitue ainsi la condition nécessaire et suffisante du contrat social.
Mais l'on se demande : et si le souverain bien de ceux qui suivent la vertu n'était pas commun à tous ? En fait, oui, on se le demande un tout petit peu. Qu'on tienne la réponse pour acquise : si le souverain bien de l'homme est commun à tous, cela vient non d'un accident, mais de la nature-même de la raison, car cela se déduit de l'essence-même de l'homme (…) Car il appartient à l'essence de l'esprit humain d'avoir une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu (scol prop 36 Part 4). L'homme devient raisonnable parce qu'il veut vivre, et réciproquement il veut vivre parce que sa raison le programme ainsi. Voilà pourquoi il y a nécessairement un accord commun quand on se place du point de vue de notre appartenance à la commune substance. Du fait d'être made in deusivenatura. CQFD.
Tout ne reposant que sur la mécanique des affects, il faut encore désigner ceux qui correspondent à l'acte politique de faire cause commune. Pas de problème, on les a en magasin, ce sont animositas et generositas. Le premier est l'énergie individuelle caractéristique de chacun. Le second fait référence à son inclusion/participation au genre humain. Les deux sont en synergie dans le théorème décisif de l'éthique : chacun que conduit la raison désire également pour les autres le bien auquel il aspire pour soi.
Car l'homme fort (qui est animé d'animositas) considère avant tout que tout suit de la nature divine (voit par le prisme generositas) et c'est pourquoi il s'efforce avant tout de concevoir les choses telles qu'elles sont en soi, et d'écarter les obstacles à la connaissance vraie, comme sont la haine, la colère, l'envie, la moquerie, l'orgueil et autres choses du même genre, et il s'efforce autant qu'il peut de bien faire et d'être joyeux. (Part 4 scol prop 73)
Inutile donc d'ergoter : l'éthique ce n'est pas pour les petits joueurs, il faut « y aller », il faut de la résolution (avant tout, s'efforce), l'éthique est un combat. Mais il est gagné d'avance, dit Spinoza. Car dans le champ de la substance, il ne peut y avoir de perdant.
Qui s'emploie à triompher de la haine par l'amour combat tout joyeux et sans inquiétude tient tête avec autant de facilité à plusieurs hommes qu'à un seul, et n'a pas le moins du monde besoin du secours de la fortune. Et ceux qu'il vainc perdent joyeux, non pas certes d'avoir perdu leurs forces, mais d'en avoir gagné. (Part 4 scol prop 46)
Bon. Je me demande si on ne s'est pas un peu éloigné de la politique ? Ou alors disons que c'est plutôt l'option Gandhi ou Mandela que celles que nous avons tous les jours sous les yeux.
En tous cas pour moi, quand on parle du « feu de Spinoza », c'est à ces mots ardents que je pense. OK pour l'instant ils n'ont pas changé le monde, pas plus que ceux de tous les autres lumineux dans son genre, y compris les susnommés. Mais qu'est-ce qu'ils font du bien, ces mots de feu
… A suivre.