Si philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. (Essais II,3 Une coutume de l'île de Cea)
Semer le doute, suite.
Comme ils disent, comme on dit, et plus particulièrement comme disent les philosophes, et parmi eux, comme le disent particulièrement les pyrrhoniens.
Un niais c'est, étymologiquement, un bébé oiseau pas encore sorti du nid. Niaiser consistera donc à adopter une attitude systématiquement « naïve », celle d'un Socrate par exemple, qui fait de l'étonnement l'outil de sa maïeutique.
Mais Socrate, malgré sa niaiserie affichée, suit en fait son idée (en tous cas Platon suit les Siennes, d'Idées).
Ah bien sûr se carrer dans le dogmatisme, c'est confortable, et puis ça peut rapporter gros, car le dogmatisme c'est vendeur. Alors que niaiser comme le petit niais, le petit oiseau sur la branche, qui doute : je me lance, ou pas ? et qui oscille, léger, trop léger … Objet au mieux d'émotion passagère, au pire de pitié ou de moquerie. Mais il faut avoir la passion de la liberté pour entrer en connivence avec son doute existentiel. Montaigne a la passion de la liberté.
C'est pourquoi, non content de niaiser, il fantastique.
Fantastiquer, c'est aller par les voies de la fantaisie, laisser aller sa pensée sans la stériliser par la soumission au surmoi rationnel, sans la corriger comme le rêveur se corrige par « l'élaboration secondaire », lorsqu'il remet tout ça en ordre avec un minimum de logique, et censure les incongruités.
Fantastiquer, laisser se produire imaginations, fantasmes, dans leur état brut, dans leur état naissant. Puis les laisser suivre leur procès aussi aventureux soit-il. Seul moyen de ne négliger aucun des paramètres qui font l'être humain. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Mais la raison aussi a ses raisons qu'une certaine raison (la raison de la certitude) ne connaît pas.
On voit alors dans cette phrase la cheville toute faite, « à plus forte raison », sous l'ironie dévoiler l'essentiel. Montaigne choisit le mode essais et erreurs, parce qu'il sait une chose, penser, c'est ne pas s'arrêter de penser. Là où on s'arrêterait en se disant : j'ai raison.
Si Montaigne est Monsieur des Essais, c'est parce qu'il ne pense jamais qu'il a raison. Au contraire, il ne cesse de dé-raisonner, se mettre à distance de ce qu'il a trouvé, changer son point de vue.
Il n'est pas de la race des pontifiants et des assis. Il serait plutôt du style
Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Dixit Rimbaud dans un poème des Illuminations qui s'appelle (tiens tiens …) A une raison.