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L'éventail du vivant

Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l'an mille cinq cents quatre vingts. Depuis d'un long trait de temps me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce. Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? Je n'en puis rien dire. Il ferait beau être vieil si nous ne marchions que vers l'amendement.

C'est un mouvement d'ivrogne titubant, vertigineux, informe, ou des jonchets que l'air manie casuellement selon soi.

(Essais III,9 De la vanité)

 

L'évocation d'un mouvement d'ivrogne me fait penser à un livre de Stephen Jay Gould intitulé L'éventail du vivant. Ce Gould (je ne pense pas qu'il soit parent du Glenn Gould inoubliable interprète de Bach) est un paléontologue américain (1941-2002).

Dans ce livre qui date de 1997, comme dans d'autres, il démontre l'invalidité du fantasme normatif d'une « tendance au progrès » dans l'évolution du vivant. Progrès qui résulterait d'une nécessaire marche vers la complexité aboutissant à notre glorieuse intelligence etc. d'êtres humains. Il montre que cette pensée est une caricature simplificatrice de la théorie de Darwin, ou au moins une extrapolation hasardeuse à partir de la notion de sélection naturelle par adaptation au milieu.

Penser l'évolution à partir de son aboutissement le plus complexe à ce jour est le fait, dit-il, de la contamination du domaine scientifique par l'idéalisme platonicien. L'évolution n'est pas à lire à partir de l'émergence de la forme humaine comme si celle-ci « se cherchait » depuis l'origine de la vie.

La prégnance de ce fantasme, dit-il en se référant à Freud, est due au fait qu'il est rassurant pour le narcissisme humain.

 

Or l'émergence de l'être complexe et relativement « achevé » qu'est l'humain est au contraire un résultat totalement aléatoire de l'évolution (interprété du point de vue subjectif de l'humain sur lui-même). Gould déconstruit dans le livre les biais d'interprétation des données à disposition du paléontologue, avec une pédagogie alerte, créative, souriante, voire humoristique. C'est un livre qui mérite le détour, un livre stimulant. Gould a ce don des pédagogues qui fait qu'en le lisant on se sent devenir plus intelligent.

 

Le mot de détour nous ramène à la « marche de l'ivrogne ». Il explique qu'elle est une illustration (pour le coup canonique chez les paléontologues actuels) de la directionalité d'ensemble de certains mouvements aléatoires. L'ivrogne en sortant du bar, même s'il ne marche pas en avançant à chaque pas avec précision dans la direction du caniveau, finira par y aboutir (ce qui se démontre avec les principes de base du calcul des probabilités). Il a « évolué » du bar vers le caniveau, car chaque fois qu'il se retrouvait au bar dans sa marche hasardeuse, il ne pouvait qu'en ressortir, sauf à arrêter son mouvement. Il ne pouvait sortir du bar que d'un côté, en allant vers le caniveau. Le bar constituant ainsi ce qui s'appelle un « mur ». Mur de gauche en l'occurrence. Il y a aussi des murs de droite, marquant un indépassable. Par exemple le mur des limites du corps humain pour l'établissement de records sportifs (même avec tous les dopages qu'on voudra).

 

L'apparition de l'être humain n'est que le fait d'une telle directionalité des mouvements aléatoires, à partir du mur de gauche du début du phénomène de la vie. Big bang ou autre.

A supposer que les cartes du jeu de la vie soient redistribuées, il y aurait une probabilité très mince pour que l'être humain tel qu'il est aujourd'hui émerge à nouveau, même si toute évolution va toujours nécessairement en s'éloignant des conditions du Big Bang ( = le bar où l'ivrogne s'est imbibé).

Le fait de l'évolution est à la fois plus simple et plus impressionnant : la vie a une tendance et une seule, se maintenir, sous n'importe quelle forme qui tienne le coup.

 

Ainsi tout finalisme (étayé ou pas d'ailleurs sur un idéalisme) est un joyeux délire narcissique. La force de l'évolution est une énergie applicable à toute émergence du vivant, mais avec des résultats totalement aléatoires. L'image du parcours évolutif de la vie n'est donc pas une ligne disons télescopique, un tronc qui pousserait bon an mal an dans une unique direction.

Au contraire la meilleure image (et si belle) en est le déploiement spatio-temporel de ce que Gould nomme l'éventail du vivant. Un éventail constitué en fait quasi intégralement par les bactéries, lesquelles sont donc, en juste statistique (il y a un chapitre passionnant sur les biais possibles en statistique) une forme beaucoup plus considérable et représentative de la « tendance » de la vie que l'être humain. Et même que les mammifères, même que les animaux complexes, qui occupent à eux tous très peu de place, comparé à l'étalement de tous les modèles bactériens dans l'éventail.

 

Ici j'espère que les éventuels lecteurs assidus de ce blog se diront : « tiens, ça me rappelle quelque chose ».

Bien sûr, Spinoza. Qui s'inscrit radicalement en faux contre le finalisme.

Qui conçoit la vie, en tant que Deus sive natura, sous cette forme d'éventail.

(Allez donc voir en particulier tout ce qui a trait à la définition de Dieu).

Par réalité et perfection j'entends la même chose, dit-il (Ethique, préface de la Partie 4).

La perfection n'est pas « l'amélioration » finaliste des espèces, de l'homme, de la vie, mais leur persistance dans la réalité de l'existence. Une bactérie n'est pas moins parfaite qu'un être humain, que le grand Spinoza lui-même. On rétorquera qu'aucune bactérie n'a à ce jour écrit l'Ethique. Certes, mais qui sait si l'une d'elle n'a pas produit l'équivalent en mode bactérien ?

 

Bien entendu, la phrase de Montaigne, malgré l'exemple de l'ivrogne, ne discute pas de la pertinence de la théorie évolutionniste et de ses rapports avec le finalisme. Nous ne disposons pas, malheureusement, des actes d'un colloque de rêve avec pour participants la dream team : Montaigne, Spinoza, Freud et Darwin. Montaigne tient ici un simple propos de moraliste. Le « progrès moral », dit-il, est loin d'être assuré, même à l'échelle d'une simple vie, la preuve moi. Alors on fait quoi ?

 

Alors on prend l'éventail de la vie et de l'humanité (soi inclus) comme il vient.Tout l'homme ni ange ni bête, mais oscillant entre les deux, occupant différentes places dans l'espace entre les deux, allant tantôt davantage vers l'ange, tantôt vers la bête. Dans cette perspective, corriger le passé à la lumière du présent serait stupidité, présomption de vieux qui croit s'amender moralement pour avoir au moins ça, vu la dégringolade physique ...

L'exemple de Montaigne ou de Spinoza laisse penser que ceux qui admettent de voir la vie morale sous cette forme d'éventail ne sont pas les moins avancés des vivants que la vie ait produits à ce jour.

 

En fait, nous marchons, vivants, c'est tout. Et c'est déjà bien beau, ivrognes que nous sommes. On me dira oui mais c'est vers le caniveau final. C'est vrai, mais n'oublions pas le plaisir de la course.

On me dira oui mais d'une marche si titubante ...

Et alors ? qu'importe le flacon …

 

 

 

 

 

 

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