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Subtilité ambitieuse

 

Laisse, lecteur, courir encore ce coup d'essai et ce troisième alongeail (il s'agit du livre III)du reste des pièces de ma peinture. J'ajoute, mais je ne corrige pas. Celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence (il me paraît logique) qu'il n'y ait plus de droit (…) Mon livre est toujours un. Sauf qu'à mesure qu'on se met à le renouveler afin que l'acheteur ne s'en aille les mains du tout vides, je me donne loi (jem'autorise) d'y attacher (comme ce n'est qu'une marquèterie mal jointe), quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. (Essais III,9 De la vanité)

 

Eventail du vivant, et sa correspondance métaphorique (et pas que) dans l'éventail des humeurs et traits de personnalité d'un vivant (en l'occurrence Montaigne) : ça c'est quoi dont au sujet duquel je causais la dernière fois.

Je complète le propos par les phrases ci-dessus qui montrent à présent la correspondance entre l'éventail de la personnalité et celui de l'écriture.

 

Les Essais «évoluent » en déployant leur éventail de pages sans souci d'aboutir, de se « finaliser » dans une forme parfaite, ni même réellement construite, planifiée, modélisée. Leur forme et leur caractère sont de ne pas s'enfermer dans une forme et un caractère.

 

Montaigne en a pris conscience au fil de l'écriture. Bon lecteur des autres, de Plutarque, de Sénèque, il l'a été tout autant de lui-même. Et il a compris qu'ainsi fonctionnait le génie (au sens étymologique le caractère distinctif) des Essais. Il a accepté que cette forme soit la sienne, toute mineure ou bâtarde qu'il la jugeât. Il a accepté, comme il le dit (toujours au sens étymologique) son écriture inepte. In-aptus = non-adapté.

Il a compris et surtout accepté que ni comme philosophe, ni comme écrivain, il n'était assignable à une case précise. Toujours un peu à côté, à distance.

Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit ce que tu dis à feinte. Ainsi imagine-t-il dans le chapitre III, 5 (Sur des vers de Virgile) l'admonestation du lecteur.

 

Bref Montaigne révèle dans la citation ci-dessus un trait fondamental de son caractère d'homme et de créateur. J'ajoute, mais je ne corrige pas : refus de l'autocensure et de la mise aux normes de son écrit, fussent-elles rationalisées sous prétexte d'amélioration stylistique.

D'où en corollaire l'admission, voire l'exhibition ironique du supernuméraire, du surpoids, de la marquèterie mal jointe, dans le style baroque.

Il y a dans certains passages des Essais, particulièrement ceux où Montaigne comme ici s'explique sur sa façon d'écrire, ce quelque chose d'enfantin et de blagueur bon enfant de l'esthétique baroque. Semblable à ces essaims d'angelots potelés aux joues gonflées qui viennent asticoter les vierges et les saints, en mioches pas très bien élevés.

 

Je souligne aussi dans ce passage, toujours dans le goût baroque, l'expression délicieusement tarabiscotée de subtilité ambitieuse, où le mot ambitieuse a le sens premier du latin classique. Ambitiosus = qui contourne, qui enveloppe. Ambitio désigne en premier lieu la tournée du candidat. Durant laquelle éventuellement il essaie d'embobiner l'électeur potentiel. (Mais n'entamons pas ce chapitre ...)

 

Montaigne a le chic pour ça, non, pas pour embobiner, pour faire jouer les étymologies latines. Car le latin explique-t-il (I,26) est sa langue maternelle, la faute à Papa Eyquem qui voulait préparer le fiston à une carrière dans les hautes sphères, où le latin se pratiquait comme aujourd'hui l'anglais chez tout ce qui compte style banques, bulles spéculatives etc. Papa Eyquem ayant l'ambition tout de même moins grossière, il pensait plutôt à quelque chose du genre diplomatie, et en fait ça s'est partiellement réalisé.

 

Subtilité ambitieuse donc, liberté de bourgeonnement, de ramification d'un écrit, mais bien sous la poussée d'une sève unique. Mon livre est toujours un.

Quelle sève ? C'est Spinoza qui a le mot pour le dire. La grande qualité qui fait que Montaigne est Montaigne, et donne aux Essais leur style littéralement incomparable, qui ne ressemble à rien, c'est acquiescentia in se ipso.

(Et là vous vous remuez un peu, chers lecteurs, pour retourner voir dans mes notes B.attitude 14 et 15).

 

Et si par hasard vous trouviez tous ces commentaires limite capillotractés, j'attire votre attention sur la phrase où Monsieur des Essais signe un chèque en blanc aux lecteurs subtilement ambitieux que nous sommes : Celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu'il n'y ait plus de droit. Personnellement j'en prends acte pourrépondre à l'éventail des Essais par celui de mes interprétations, aussi baroques et échevelées qu'elles soient.

Interprétations par le fait hypothéquées au lecteur ici même ...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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