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M 128 217 305 (2) Une fille d'alliance

 

Il arrive que la vie nous fasse des clins d'oeil. Avec humour, tendresse, ironie. C'est ce qui est arrivé un beau jour à Montaigne.

Il explique au début du chapitre De l'amitié avoir désiré connaître La Boétie avant tout à la lecture du Discours de la Servitude volontaire. (Entre nous c'est vrai qu'il y a de quoi). Bien des années après, la vie va lui offrir si l'on peut dire la réciproque. Cette fois-ci, c'est son écrit qui provoque le désir de rencontre, dans une sorte de permutation des places.

 

J'ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'espérance que j'ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance, et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre être. (…)

 

Le jugement qu'elle fit des Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m'aima et me désira longtemps sur la seule estime qu'elle en prit de moi, avant de m'avoir vu, c'est un accident de très digne considération.

(Essais II,17 De la présomption)

 

Le jugement qu'elle fit des Essais, femme, c'est un accident de très digne considération. Entend-il par là magnifique surprise de la vie, ou son ironie un peu vexante ? J'ai un peu l'impression qu'il pense : une femme, une petite jeune, bon tant pis c'est mieux que rien. Tout Montaigne qu'il est, ce mec vieillissant (il a 51 ans à l'époque et mourra un peu avant ses 60 ans), la qualité décisive qu'il reconnaît à cette jeune femme, c'est de s'intéresser à lui, un peu comme ferait un vulgaire vieux beau ...

 

La différence avec un vieux beau cependant, c'est que Montaigne ne met pas son narcissisme seulement dans sa petite personne. Il y a son livre, et les deux très vite font corps. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur. (II,8)

Et c'est au livre qu'il confie en fin de compte toute la profondeur et la vérité du désir de reconnaissance de l'homme qu'il est.

 

Dans cette perspective, il fait régulièrement état, à tel détour de page, de ses doutes récurrents sur la valeur des Essais, sur la capacité de cet écrit inepte à susciter l'intérêt des contemporains, et aussi à durer un peu dans le temps pour atteindre une éventuelle postérité. Ses doutes se résument dans celui de trouver ce qu'il appelle un suffisant lecteur. Quelqu'un qui sache s'adonner tout entier à la lecture, lui rendant subtilité pour subtilité, force pour force (véhémence dit-il ici), plaisir pour plaisir.

 

Et voilà que le suffisant lecteur s'incarne dans celle-là, une petite jeune pleine d'enthousiasme pour son écrit comme pour sa personne.

La rencontre avec la petite Marie vient révéler à Montaigne le pouvoir, mieux, le charme de ses mots. Et surtout leur incidence dans la réalité. La possibilité de rouvrir en « parole vive » un dialogue suivi.

L'alliance vécue avec La Boétie se renoue alors, certes autrement, moins intensément, mais se renoue quand même avec cette fille d'alliance. Une alliance dont la médiation n'est plus la culture antique, les livres des grands anciens, mais son livre à lui, son livre de lui.

 

Lui fait livre.

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