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M 128 217 305 (3) En chair et en os

 

Outre ce profit que je trouve d'écrire de moi, j'en espère cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre (il fera en sorte que nous nous rencontrions) : je lui donne beaucoup de pays gagné (je lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu'une longue connaissance et familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement. ( Essais III, 9 De la vanité)

 

Ces phrases expriment fortement l'identité de Montaigne et de son livre, le fait qu'il s'y soit mis tout entier, livré sans réticence. Au lecteur inconnu il offre l'intimité réservée aux très proches.

C'est certes d'emblée le parti-pris des Essais, mais ce qu'il y a de nouveau au bout des presque vingt ans d'écriture, c'est la demande de réciprocité. Ici formulée de manière assez poignante il cherchera de nous joindre avant que je meure.

S'il engage chaque lecteur honnête et suffisant dans cette démarche, c'est qu'il la sait possible depuis que Marie de Gournay l'a réalisée.

(A vrai dire entre nous je ne sais pas comment elle a pu prendre ces phrases, qui disent quand même un peu qu'elle n'a pas suffi tant que ça).

 

Désir de réciprocité, de présence réelle et partagée, tel est l'aboutissement. Solidarité des mots avec la chair, l'être concret.

S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os.( Essais III, 5 Sur des vers de Virgile)

 

Cette phrase-là, mon lecteur à moi, je ne me lasse pas de la lire, elle m'émeut toujours autant. C'est d'ailleurs par elle que j'ai commencé ce blog, comme si décidément il n'y avait pas mieux à dire, pas autre chose surtout.

Ce qui m'émeut, c'est que Montaigne donne ici au lecteur tout-venant la place qu'a occupée jadis dans son cœur et sa vie l'ami par excellence que fut La Boétie. Désormais chaque lecteur des Essais est autorisé à dire « La Boétie c'est moi ».

 

Mais la rencontre se fait dans un climat bien différent. Union quasi mystique des âmes lors des conférences entre les deux amis (sans doute comme pour mieux se garantir contre l'attirance homosexuelle, mais ceci ne nous regarde pas). Et ici pour nous c'est chair pour chair, humeurs pour humeurs. La solennité un peu compassée de l'évocation pieuse cède la place à l'incitation au geste familier, gouailleur, enfantin, de siffler en paume. Allez-y les mecs (et les meufs), sifflez-moi, j'arriverai.

Dieu me pétrifie : si c'est pas là par avance un pied de nez à sa statue de grand homme, hein ?

 

Le Montaigne de trente ans de cette phrase éthérée de 128, où le corps hésite encore à se donner voix au chapitre – ce qui se fera dans l'ajout final des dernières années : c'était lui, c'était moi, leurs êtres entiers.

Le Montaigne vieillissant de 305, si totalement présent en sa chair, si léger, si libre, si joyeux. Itinéraire humaniste d'une vie dans le temps réel. Mais l'essentiel n'est pas là.

L'essentiel est que les deux Montaigne coexistent en M.des Essais et par lui, dans l'autre temps, celui de la création. Le chapitre Sur des vers de Virgile est conçu comme un « adieu aux dames » dans une joyeuse célébration de l'acte d'amour qui désormais n'est plus d'actualité pour lui (et il le dira avec une incroyable audace). Mais dans ces pages comme jamais, l'écrivain prend conscience de la puissance libidinale de l'écriture. A propos desdits vers de Virgile certes, mais surtout, comme en témoigne ma phrase chérie, à partir de son texte-même. En prend conscience et la met en œuvre.

L'amour la poésie, magnifique titre d'un recueil d'Eluard. A lire le chap 305 on pourrait dire La vie les Essais.

 

Aujourd'hui Montaigne est mort « et moi-même je ne me sens pas très bien », ne puis-je résister à dire avec l'ami Woody. Montaigne est mort, et nous mortels : vive M.des Essais ! Vive son œuvre vive à portée de notre joie de lecteurs en chair et en os, aujourd'hui.

Faisons jouer le charme, prononçons la formule magique qui fait jaillir du vieux bouquin le génie facétieux.

Parce qu'il s'est essayé à dire, je m'essaie à lire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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