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Pour saluer Woody

Nous sommes de grands fols : « Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait aujourd'hui. - Quoi, avez vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. » (…) Notre grand et glorieux chef d'oeuvre, c'est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus.

(Essais III,13 De l'expérience)

Appendicules et adminicules sont quasiment synonymes : des petits ajouts, des petites choses de surcroît.

 

Ce dernier chapitre des Essais, c'est fort à propos, je trouve, qu'il est titré De l'expérience. Montaigne y présente en effet le « tout compte fait » de ce qu'il a expérimenté de la vie. Il constitue, usons d'une métaphore mathématique, l'élévation au carré de la valeur essai. Car s'y rejoignent et répondent les essais au sens des expériences concrètes qui ont façonné l'homme, et les écrits qui ont mené à bien la tentative, l'essai d'en rendre compte.

Ce chapitre condense ainsi l'essentiel du livre et l'essence de la vie, comme fleurs, bois, plantes, sécrétions minérales ou animales, se retrouvent sublimées dans le parfum.

 

Et il est cela, le chapitre De l'expérience : sublime. De bout en bout, dans chacun de ses moments. Mais non pas, comme on pourrait le croire, parce qu'il offre une forte densité de propos de sagesse humaniste. Il y sont certes ces propos, mais le sublime n'est pas là.

 

Avez-vous en mémoire le film de Woody Allen « To Rome with love » ? Humour, légèreté, inventivité, souplesse d'esprit. Regard lumineux sur la vie, moyennant celui d'une caméra fluide, sans insistance, mais qui voit tout. Qui passe avec la même bienveillance sur les pierres comme sur les visages ou les corps, les attitudes, les mimiques des personnages moqués si gentiment, avec tant d'empathie. La lumière de Rome captée dans le soir d'été baptise le regard dès la première image. Evidence de la lumière, sagesse si profonde dans sa simplicité, sa banalité assumée. La vie vaut la peine, elle est pleine de surprises, il faut y être avec l'envie de s'amuser, de jouer, de se faire son cinéma comme le personnage joué par Woody qui en est aussi son élévation au carré. Et le joli titre si astucieux. Tous les chemins mènent à Rome. Toute vie peut se baptiser de sa lumière, quand on la vit with love.

 

Ce qui nous amène au personnage du ténor chantant l'opéra sous la douche pour lui tout seul. Le personnage de Woody, ébloui par sa voix, se met en tête de le « révéler » (et au passage de renouer pour sa part avec le succès vu qu'il ne fait que des bides depuis longtemps). C'est d'abord un échec innommable, car le brave homme perd tous ses moyens sur scène. Et puis l'idée de génie : il suffit de faire une mise en scène où l'homme chante sous la douche, exactement comme il le fait tout seul et spontanément.

 

Ce qui donne lieu à une des plus drôles images-gags du film. Mais c'est bien plus qu'un gag. Chanter sous la douche, ce petit bonheur de la vraie vie toute simple, devient, à être porté sur la scène de l'opéra, un acte posé comme création artistique. Woody en est rendu là, à dire l'essentiel. Se faire la vie belle (ou se sauver de sa laideur) en y mettant de l'art c'est déjà bien. Mais voir et faire voir que s'adonner de toute sa joie à la vie est la plus grande création artistique, que Notre grand et glorieux chef d'oeuvre, c'est vivre à propos, et le faire avec cet humour, c'est le génie à l'état pur. Je ne sais pas quel âge a Woody, 80 peut être ou même plus. Je pense qu'en tant que solide hypocondriaque il est du style à se faire vieux, en tous je l'espère et je le lui souhaite. Mais le jour où il mourra (si c'est avant moi) j'aurai vraiment le sentiment de perdre un ami.

 

 

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