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"Comme à l'enfance"

 

La volupté est qualité peu ambitieuse

(Essais III,5 Sur des vers de Virgile)

 

Phrase simple autant que douce, à murmurer, lire à mi-voix. Et avec un demi-sourire, ironique ou nostalgique chi lo sa ? Ces moments Joconde qui font le charme de l'écriture de Monsieur des Essais.

 

Volupté, que voilà un joli mot. Mon ami Robert le considère comme littéraire et/ou vieilli. Jugement bien injuste, c'est comme si on disait que Montaigne est littéraire ou vieux. Bon, soyons honnête, d'une part personne ne dit plus volupté pour parler de plaisir. D'autre part je suis vieux Montaigne le dit au début de ce chapitre. Mais ce sera pour mieux régler son compte à toute complaisance en vieillitude. J'aime mieux être moins longtemps vieil que d'être vieil avant que de l'être. Quant à la littérature, j'ai déjà signalé que ce chapitre ne l'envisage que comme intime union du verbe et de la chair (cf note du 26-10 dernier).

 

Volupté mot sensuel dans sa seule prononciation, un mot qui fait ce qu'il dit. Il vient en latin du verbe vouloir. La volupté, serait-ce ce par quoi on s'autorise à se faire le bien qu'on se veut ? A ne pas restreindre en tous cas à ses acceptions purement sexuelles, même si elle les inclut. Il m'évoque un duo dans Don Giovanni, la mélodie par laquelle Zerlina berce et apprivoise l'hésitation de son désir, vorrei et non vorrei ... Suspens existentiel bien mozartien et non coquetterie vulgairement dapontesque. Cela dit peut être suis-je injuste, j'ai lu récemment quelque part que Da Ponte n'était pas totalement le macho sans finesse que laissent supposer ses livrets.

 

Volupté mot magique. Mais attention aux contrefaçons. Montaigne nous les signale, précisément, avec le mot d'ambitieuse. Un mot que nous avons déjà rencontré (voir la note correspondante) dans la petite subtilité ambitieuse où se concentre le génie de Montaigne comme celui de Vermeer dans le fameux petit pan de mur jaune.

 

Ambitieuse du latin ambitiosa donc. La volupté est vraiment elle-même si elle est peu ambitieuse. C'est à dire ne prend pas de détour, ne se raconte pas d'histoires. De l'ordre du corps et des sens, elle vaut par l'immédiateté de sa prise sur le monde.

C'est ce qui est développé dans le passage où s'inscrit cette phrase.

 

Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je connais bien par ouir dire plusieurs espèces de voluptés prudentes, fortes et glorieuses ; mais l'opinion ne peut pas assez sur moi pour m'en mettre en appétit. Je ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veux doucereuses, faciles et prêtes. Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent, peu en fantaisie. Prisse-je le plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie !

La volupté est qualité peu ambitieuse : elle s'estime assez riche de soi sans y mêler le prix de la réputation et s'aime mieux à l'ombre. (…)

Je ne puis moins, en faveur de cette chétive condition où mon âge me pousse, que de lui fournir de jouets et d'amusoires, comme à l'enfance : aussi y retombons nous.

 

Les voluptés sont des contrefaçons quand le corps n'y parle pas en live, en branchement direct sur les sens. Le corps est simple, l'esprit ambitieux. Dans les contrefaçons de volupté, l'esprit se complique la vie à jouir de sa prudence, l'âme de sa magnanimité, la vanité de sa magnificence. Inanité et abstraction de l'imaginaire, des fantasmes substituant l'opinion à la sensation et le discours à l'épreuve. A l'essai.

Pour peu qu'on ait goûté parfois à de vraies nourritures terrestres, ils n'ont pas en effet de quoi éveiller grandement l'appétit, les plaisirs qui ne se satisfont que de leur connexion à l'orgueil, à l'image et à l'imaginaire. Narcisse ne sait pas jouir.

 

Les enfants le savent. Parce qu'ils savent jouer, oui certainement. Mais aussi plus profondément parce que leur seule véritable occupation est d'être là, présents au monde de tout leur être. Et plus encore bien sûr les bébés, les infans. Ils n'ont pas encore les mots, alors c'est leur corps qui s'adonne avec tout vis à vis à une intense conversation. Intensité de leur regard qui vous convoque, vous aussi, à la présence, à la volupté d'être là.

 

Montaigne vieillissant l'a su, retrouver dans la chétive condition où son âge le poussait la volupté qu'il y a à être enfant. Avec en prime l'humour noir de l'adulte dans cette dernière phrase « vous l'avez rêvé, Alzheimer l'a fait ». L'ironie, cette volupté qui s'autorise la seule ambition qui vaille, contourner par la joie les laideurs de la vie.

 

 

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