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"L'odeur y tiendra"

Quelque odeur que ce soit, c'est merveille combien elle s'attache à moi et combien j'ai la peau propre à s'en abreuver. (Essais I,55)

 

La morosité n'est pas un trait de caractère de Montaigne, du moins il s'est toujours essayé à la fuir. Mais la porosité* en est un.

(* Oui les jeux de mots simplets m'amusent. J'assume).

Plutarque parle-t-il de l'odeur de soufre d'Alexandre pour suggérer qu'elle est émanation de sa personnalité profonde ? En tous cas pour moi la notation de Montaigne sur la porosité de sa peau évoque sa capacité à s'imprégner de l'air du temps. Il est poreux, ouvert à tout ce qui lui vient du monde et des autres. Les idées, les événements, les sensations, les sentiments, les paroles entendues ou lues, il prend tout, il s'abreuve de tout. Montaigne n'est pas un penseur absorbé, mais un vivant absorbant*. Une éponge si on veut. D'où la saturation de sens, d'images, d'évocations dans chaque page des Essais.

 

Cela dit je ne suis pas sûre qu'il apprécierait que je torde ici cette phrase telle une éponge aussi, pour lui faire rendre son jus. Et en outre en réduisant à l'intellect ces notations sensuelles. Mais bon, à chacun sa pudeur peut être.

 

Mais voici le deuxième point commun avec Brassens.

A moi particulièrement les moustaches que j'ai pleines, m'en servent. (De véhicule à odeurs). 

Si j'en approche mes gants ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra tout un jour. Elles accusent le lieu d'où je viens. Les étroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants, s'y collaient autrefois, et s'y tenaient plusieurs heures après.

 

Voilà ce qui s'appelle laisser la parole au corps. Plus de pudeur masquée de misogynie ici pour évoquer une certaine odeur de femme chère à Don Giovanni. L'odeur de l'origine du monde osons le dire, qu'il évoque à pleine plume dans cette magnifique phrase. La matérialité concrète des mots palpables, des mots de chair, vient y redoubler la jouissance ancienne de tel corps, de telle femme aimée.

Comme l'odeur tenait dans la moustache, le souvenir traverse le temps et vient se recristalliser dans le verbe. Dans les mots persiste la jeunesse, la joie d'être au monde une chair vivante. Et l'odeur y tiendra toujours.

 

Mais la moustache présente aussi une autre utilité.

Et si pourtant (et en conséquence), je me trouve peu sujet aux maladies populaires, qui se chargent par la conversation et qui naissent de la contagion de l'air ; et me suis sauvé de celles de mon temps, dequoi il y en a eu plusieurs sortes en nos villes et en nos armées.

 

Outre son office de conservation des odeurs, la moustache remplit donc aussi celui de barrière anti-miasmes. Un peu comme ces cornets avec des herbes antiseptiques que s'appliquaient sur le visage ceux, soignants ou croque-morts, qui avaient à approcher les pestiférés. C'est d'ailleurs aux épidémies de peste qu'il a traversées que Montaigne fait allusion dans la dernière phrase. Quant aux maladies populaires qui se chargent par la conversation et qui naissent de la contagion de l'air, il s'agit bien sûr des rhumes grippes angines etc., tout ce qui se transmet par voie aérienne. Mais je ne nie pas que mon esprit mal tourné autant que porté sur la métaphore ait associé spontanément ces mots à la connerie/sottise dont je parlais l'autre jour.

En parlant d'associations, remarquons combien la séquence amour/mort, Eros/Thanatos se déroule tout naturellement dans ce chapitre.

 

La séquence suivante relie médecine des corps et médecine des âmes, aromathérapie et encensoir.

Les médecins pourraient, crois-je, tirer des odeurs plus d'usage qu'ils ne font ; car j'ai souvent aperçu qu'elles me changent, et agissent en mes esprits selon ce qu'elles sont ; ce qui me fait approuver ce qu'on dit, que l'invention des encens et parfums aux églises (…) regarde à cela de nous réjouir, éveiller et purifier le sens pour nous rendre plus propre à la contemplation.

 

Dans les premières éditions le chapitre se terminait sur cette considération de l'encens sanctifiant les sens. Comme une sublimation du plaisir, autant qu'une consolation du mal et de la mort.

Mais la dernière touche (édition posthume de 1595) choisit de revenir aux choses concrètes et à la vie quotidienne.

 

Je voudrais bien avoir eu ma part de l'art de ces cuisiniers qui savent assaisonner les odeurs étrangères avec la saveur des viandes (...)

Le principal soin (souci) que j'ai à me loger (quand je cherche un logement), c'est fuir l'air puant et pesant. Ces belles villes, Venise et Paris, altèrent la faveur que je leur porte, par l'aigre senteur, l'une de son marais, l'autre de sa boue.

Et Monsieur des Essais nous laisse, avec cette dernière phrase du chapitre, dans l'envers du décor, les dessous des villes. Nous plonge dans l'odeur organique inséparable de leur beauté.

 

 

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