Quand on pratique le livre des Essais selon le vœu de Montaigne, c'est à dire comme on fréquente un ami, on alterne comme avec un ami les moments d'échanges profonds, se livrant cœur à cœur, refaisant le monde à l'occasion, et les moments légers où viennent de petits riens qu'on savoure ensemble, le temps d'un café partagé. Des moments où l'on est, l'un avec l'autre, tout simplement et totalement soi. What else ?
Le bref chapitre Des senteurs (I,55) est ainsi un délectable expresso que je vous invite à déguster.
Il débute sur un passage que Montaigne souligne dans son Plutarque.
Il se dit d'aucuns, comme d'Alexandre le grand, que leur sueur épandait une odeur de soufre, par quelque rare et extraordinaire complexion ; de quoi Plutarque et autres recherchent la cause.
Plutarque est un type sérieux, il cherche. Alexandre sentait le soufre, tiens pourquoi donc ? Peut être faut-il rapporter le fait à sa nature volcanique d'homme d'action ? Libre à ceux que la question empêcherait de dormir d'aller voir dans Plutarque. Inutile de vous dire que je n'y suis pas allée, ce qui me permet d'imaginer n'importe quoi et de le dire.
Quant à Montaigne, il a juste envie de noter ce qui lui vient à propos des senteurs. Laissons-le faire comme il sent et profitons de son flair.
D'abord la meilleure odeur c'est de ne pas en avoir, dit-il. Entre nous je me demande si ces lignes n'ont pas été écrites après un entretien qu'il n'aurait pu éviter avec quelque fâcheux qu'il ne pouvait décidément pas sentir. Surtout si le bougre en outre avait les aisselles mal lavées ou les bottes crottées …
Il enchaîne sur une remarque moralisatrice et misogyne (les deux vont si facilement de pair).
Voilà pourquoi dit Plaute (il a bon dos, Plaute) la plus parfaite senteur d'une femme, c'est de ne sentir rien, comme on dit que la meilleure odeur de ses actions est qu'elles soient insensibles et sourdes.
Autrement dit qu'elle abatte le boulot discrétos sans interférer sur nos hautes occupations masculines (genre la femme de ménage pardon la technicienne de surface, dans le bureau du patron) ? Pour être Montaigne on n'en est pas moins mec …
Là c'est moi qui pour être femme n'en suis pas moins hystérique et je lui fais un procès d'intention, direz-vous peut être, et sans doute n'aurez-vous pas tort. Car comme souvent chez lui le réflexe misogyne affiché est je crois bien plutôt une ruse de la pudeur, ainsi que la suite du chapitre nous le fera subodorer. C'est un point commun qu'il a avec Brassens, et nous verrons le second dans la suite. Mais poursuivons.
Et les bonnes senteurs étrangères, on a raison de les tenir pour suspectes à ceux qui s'en servent, et d'estimer qu'elles soient employées pour couvrir quelque défaut naturel de ce côté-là.
S'asperger de sent-bon par peur que les autres ne puissent vous sentir. Ou qu'ils vous sentent tel que vous puez parfois. Se parfumer peut être aussi parce que votre propre odeur vous déplaît. Cela arrive bien plus souvent qu'on ne croit. L'odeur est le langage d'un corps, son aura, son esprit. Elle ne nous dit pas toujours ce que nous voulons entendre. Elle ne sent pas toujours le Moi Idéal auquel nous aspirons, selon notre définition personnelle de l'odeur de sainteté. Que ce soit sentir le sain, sentir le beau, l'authentique, la complexité, la force ou la douceur, l'autorité ou la sensualité ...
Mais voilà : masquer les odeurs, ça ne marche pas avec les petits malins qui ont du flair, comme notre ami des Essais.
A propos, que sent-il, lui ? Ou du moins qu'en dit-il ? De quoi parle son corps, quel esprit en émane ? Questions qui valent bien celle de Plutarque à propos d'Alex. La réponse nous place c'est le cas de le dire au vif du sujet.
Ce que nous verrons la prochaine fois.