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"Nous y vîmes des mots"

« Lors nous jeta sur le tillac pleines mains de paroles gelées, et semblaient dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d'azur, des mots de sable, des mots dorés. Lesquels, être quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neiges, et les oyons réellement. Mais ne les entendions, car c'était langage étranger ». Rabelais Quart-Livre chap 56 (suite)

 

« Les mots de nos discours quotidiens ne sont que magie décolorée », avons-nous lu dans Freud (cf note Avant tout le mot). Ici comme en tellement d'endroits de son œuvre, Rabelais magicien rend aux mots leurs couleurs. Il les désigne en termes d'héraldique. L'héraldique, langage symbolique, construit des blasons dont les couleurs et les éléments codifiés délivrent un message. Le sinople, c'est vert, plus exactement des diagonales vertes descendant de gauche à droite (dit Robert qui d'autre). Sable (qui vient du mot zibeline) c'est le noir. Doré parle de lui-même. Avec azur c'est clair, on dira les mots bleus. Quant à gueules, au pluriel, il s'agit du rouge. Rabelais le met ici au singulier, y a-t-il une raison ?

Les mots gelés sont donc jetés sur le pont par poignées, au hasard de leur saisie, comme sont déroulées sur le divan les « libres associations », colorées elles aussi : azur pour le blues, sable pour le deuil, sinople pour l'espoir, doré pour tout ce qui brille ou qu'on voudrait voir briller, mais oui j'y vais aussi de mes associations, en héraldiste sauvage. Et gueule alors ? Pour les coups de gueule quand on voit rouge ? Why not. Mais poursuivons.

 

Une fois échauffés, replacés dans les conditions de la fièvre d'où ils sont nés, les mots sont entendus « réellement ». Voilà une mention qui ne manque pas d'accrocher toute oreille lacanienne qui se respecte, et de suggérer à la tête qui supporte ladite oreille de chercher dans les alentours textuels les acolytes habituels de réel en terre de Lacanie, à savoir imaginaire et symbolique. L'imaginaire est au premier plan depuis le début, avec la fascination de ces paroles belles comme des pierres précieuses, avec aussi le cinéma que se font les voyageurs à propos des angoissants bruits de bataille. Quant à la voie du symbolique, elle s'ouvre par le choix rabelaisien de noter la perception de la couleur des mots en langage héraldique, de les inclure dans un système de signification.

 

Oui mais « nous ne les entendions (comprenions) pas, car c'était langage étranger ». Le signifiant n'est pas le seul congelé, sous la forme des dragées de couleur, le signifié l'est aussi. On ne sait pas ce que ces mots veulent dire.

 

Et la petite troupe reste là, désemparée devant ce message venu du passé traumatique, suffisamment fascinant et émouvant pour avoir suscité son désir de déchiffrement, mais qui reste incompréhensible faute de parler la bonne langue. 

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