Saint Pierre joint les mains dans une posture de supplication. OK ça correspond à ce qui est attendu de lui, c'est le job. Il n'est pas à contre emploi. Mais peut-on en dire autant de la laitière ? Une employée de laiterie (probablement en chemin pour une livraison) assise presque affaissée, bras ballants, sa cruche à ses pieds (et consécutivement il faut le souligner le lait à la merci du premier chien ou chat venu) : cette attitude correspond-elle au cahier des charges de sa profession, aux conventions collectives concernant les pauses ou aires tétées ? La question mérite d'être posée.
Sans polémiquer je ferais en outre remarquer que 150 ans auparavant la Perrette de La Fontaine fait preuve d'un esprit d'entreprise bien supérieur. Et de nos jours inutile de vous dire que dans n'importe quel trust laitier, cette feignasse se ferait virer vite fait à la fin de sa période d'essai (à supposer qu'on lui eût signé un contrat en bonne et due forme). On m'objectera qu'en 1827 les multinationales de l'agro-alimentaire n'avaient pas encore germé sur la terre des hommes. A quoi je répondrai qu'en revanche l'exploitation de l'homme par l'homme avait depuis belle lurette atteint un rendement satisfaisant. Quant à l'exploitation de la femme par l'homme on manque de statistiques fiables, car quand on aime on compte pas. Bref si cette femme est laitière, je suis Simone de Beauvoir (voire Jean-Paul Sartre).
Mais qui est-elle alors ? Regardons-la. Sa posture est empreinte d'une sorte de flexibilité … Euh disons plutôt souplesse. Elle n'est pas figée, elle fait halte mais sans que le mouvement l'ait quittée. On avait noté la même chose pour le chien, ce mouvement juste suspendu. Goya est très fort en mouvement paradoxal, ou si vous préférez en suggestion paradoxale de mouvement. Vous voyez ce qu'on nomme le sommeil paradoxal ? Le moment du cycle de sommeil où on rêve : on hallucine les mouvements, on a vraiment la sensation de bouger, et pourtant le corps est immobile, verrouillé par une inhibition motrice. Eh bien pareil dans ce tableau.
Sa laitière est emportée par un mouvement, souligné par le croisement du fichu sur la poitrine, qui inclut la tête dans une sorte de boucle.
Je n'ai pas de grandes lumières sur la mode capillaire en vogue chez les employées de laiterie à Bordeaux en 1827 (j'aurais besoin d'un brushing euh d'un briefing), mais je trouve la chevelure particulière. Cette grosse masse brune et bombée qui avance au-dessus du front et se relève en micro-chignon sur la nuque, on dirait plutôt une toque de fourrure. Et puis ce côté un peu mastoc fait dissonance avec le fichu qui ceint la tête, vaporeux, brillant. Mais bon c'est lui le peintre, hein ? D'ailleurs dans mon bouquin ils disent que pour faire le blanc des fichus de la tête et des épaules, Goya a mélangé à l'huile de l'amidon et du sable – éblouissant non ?
(A suivre)