La phrase de Freud qui termine la précédente note m'amène à un souvenir. (La quête du temps perdu est une rencontre open, sachez-le, même les non classés à l'Association des Génies Professionnels peuvent y participer).
Florence, galerie des Offices, salle des Botticelli. Les visiteurs butinent la beauté de toile en toile, dans un buzz d'extasiements mezza-voce. Tout à coup irruption d'un groupe au pas de charge. Bref arrêt bref regard circulaire : le Printemps est absent car in restauro, mais heureusement y a Vénus (La naissance de). Sans désemparer, le groupe y court sus, se place en moulon dos au tableau pour une photo. C'était il y a trois décennies (déjà!) et déjà la technique du selfie : ces visiteurs étaient des génies de l'innovation (faut dire ils étaient Japonais, mais non ce n'est pas de l'anti-nipponisme primaire, Dieu me haïkuse cela aurait pu être n'importe qui, sauf des Français ça va de soi).
Ce rite accompli, que croyez-vous qu'il arriva ? Ils quittèrent la salle sans même se retourner pour regarder la Naissance de Vénus qu'ils venaient de prendre en photo (enfin en fond de leur selfie). Qu'en déduire ?
1) Pas besoin d'être artiste pour être narcissique (mais c'est pas un scoop)
2) La considération de la durée, autrement dit la conservation, non seulement n'est pas indispensable à une vraie rencontre de la beauté, mais peut y faire obstacle. Dans leur souci d'ajouter Vénus à leur panier d'emplettes photographiques, nos visiteurs se sont interdit non seulement la jouissance immédiate de l'œuvre, mais la possibilité que cette jouissance s'inscrive en eux, dans leur mémoire charnelle, de façon inoubliable.
3) La seule parade à la douleur de l'éphémère est la gratuité. Paradoxalement, le temps ne peut se re-trouver que si on admet que sa perte est son essence. C'est pourquoi la joie qui demeure n'est pas affaire de mise en conserve, et la Vénus de Botticelli ne sera jamais une sardine à l'huile.
Or Freud constate que cette argumentation, malgré sa consistance, laisse le poète et l'ami déprimé sur leur faim. Car le poète néo-romantique comme le mélancolique ont tendance à l'anorexie, disons à aimer la faim plus qu'une autre nourriture. En bon analyste, Freud poursuit donc son raisonnement : j'ai dit un truc vachement intelligent subtil et convaincant (comme d'hab). Or ces mecs n'en sont pas, des cons, la preuve ce sont mes amis. Also wo denn ist das Problem ?
« Je déduisis de cet insuccès qu'un facteur affectif puissant intervenait pour troubler leur jugement. » Traduction : c'est pas qu'ils sont bourrins, c'est juste qu'ils sont un peu perturbés. Perturbés soit, mais par quoi diable, tonnerre de Faust ? (A suivre)