« La libido se cramponne à ses objets » comme un bébé à son doudou. Comme le poète dépressif à la beauté des fleurs. Un caprice, quoi. Or Freud, les caprices il a horreur de ça. « Quel faiseur d'histoires ce poète j'vous jure ! Oui bon les fleurs faneront et alors, où est le mal ? S'il a le spleen, il a qu'à ouvrir son Faust et s'amuser à chercher le vers 1204 comme tout le monde ... »
Oui mais voilà : la mort ne touche pas que les fleurs et le deuil n'est pas juste un truc de poète trop sensible.
« L'entretien avec le poète eut lieu l'été qui précéda la guerre (...) (Elle) ne détruisait pas seulement la beauté des paysages qu'elle traversait et les œuvres d'art qu'elle frôlait sur son passage, mais elle brisait aussi notre fierté pour les acquisitions de notre civilisation, notre respect de tant de penseurs et d'artistes (…) Elle souillait l'éminente impartialité de notre science, faisait apparaître notre vie pulsionnelle dans sa nudité (…) et nous montrait la caducité de maintes choses que nous avions tenues pour persistantes. »
Bref le deuil intégral, celui du principe humanité, dont la formulation fait écho aux Considérations actuelles sur la guerre et la mort (cf ce blog du 17 au 24 sept 2014 – POOP un jour POOP toujours).
La perte du grand doudou universel que constituent les valeurs d'humanisme conduit à « investir avec une intensité d'autant plus grande ce qui nous est resté (...) l'amour de la patrie, la tendresse pour nos proches. » Mouvement donc de repli narcissique après le deuil : patrie, proches, sont vus comme davantage du « moi » que le reste de l'humanité.
Un mouvement de repli à son tour générateur de nouvelles violences, le monde contemporain nous le prouve à nouveau. Férocité du capitalisme mondialisé = deuil d'une humanité fraternelle et perte de repères = repli identitaire (nationaliste, ethnique, religieux) = férocités nouvelles. On ne voit pas comment sortir du cercle vicieux, du « deuil pour deuil sang pour sang ».
Comme dans Considérations pourtant, Freud termine l'article sur un espoir aussi couétiste que touchant. Un deuil ça finit toujours par se consumer tout seul. On sortira donc du narcissisme appauvrissant et on retrouvera le beau doudou universel d'humanisme. « C'est seulement le deuil une fois surmonté qu'il apparaîtra que la haute estime où nous tenons les biens culturels n'aura pas souffert de l'expérience de leur fragilité. »
La beauté et la bonté partagent la même éphémère destinée que celle de nos êtres mortels. Lorsque cela nous conduit à l'impossibilité d'en jouir (comme le poète avec sa mélancolie, les fauteurs de violence avec leur pulsion de mort – genre autant en finir tout de suite) c'est que nous restons bloqués dans le dilemme qui nous est consubstantiel : être ou ne pas être. « Et si c'est plus ta question c'est que t'es mort, c'est tout. Mais pour affronter le dilemme, dis-toi donc que t'as plein de doudous : le vers 1204 de Faust ou le vers 2001 d'Hamlet (estimation à la louche), ou encore Freud-moi-même, ou Montaigne, Nietzsche, ou que sais-je … Allez je t'autorise même Onfray si vraiment ça va pas.
Les fleurs sont éphémères, et toi aussi. Pourquoi ne pas te faire papillon (option cool) ou abeille (option poop), bref un petit être léger qui saura boire le suc des fleurs sans s'y cramponner ? »