Le plus crucial du suspense, en cette fin de A la Recherche du temps perdu, tient à une question qui peut rester longtemps banale dans une vie mais soudain devient poignante quand on sait arriver au bout, malade, perdant force et souffle. Ce qui est le cas du narrateur dans la fiction comme de Proust dans sa vraie vie, ou ce qu'il lui en reste. « Je me disais non seulement : Est-il encore temps ? mais Suis-je en état ?'»
Après avoir évoqué les derniers mots d'un mourant à ses proches, il poursuit « Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire, de plus long, et pour plus d'une personne. Long à écrire. Si je travaillais ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut être cent, peut être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. »
Long à écrire. Donc long à lire, forcément. Long : le mot qui éloigne à coup sûr les lecteurs contemporains pour qui l'équivalence long = ennuyeux est un axiome aussi indiscutable que ceux que nous balance Spinoza au début de l'Éthique. Genre « Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose. » Qu'est-ce que voulez dire contre ça ? Eh bien oui la Recherche c'est long, et c'est aussi parfois ennuyeux, pourquoi le nier.
C'est un livre qui raconte tant de choses, offre à l'imagination un tel monde d'images, met en scène une telle multitude de personnages, catalyse sans cesse une infinité de sensations et sentiments du lecteur, le tout dans une accumulation de mots bourgeonnant dans toutes ces phrases qui, hormis la première (fâcheusement semblable pour cette raison à une publicité mensongère) - et quelques autres aussi, disposées çà et là dans l'œuvre avec la précision d'un galet dans un jardin zen, déroulent leur flot complexe et ramifié à grand renfort d'incises, de subordonnées (sans oublier les parenthèses), ces phrases comme faites pour dérouter le lecteur, se dit-il tous les trois mots, si bien qu'il finit par se demander ce qu'il est venu faire dans ce labyrinthe – et c'est alors qu'il regrette (mais bien trop tard, tant il a déjà perdu de temps, ce temps de sa vie dont dès ses premiers arreuh il déplorait la brièveté, la devinant déjà sans pouvoir la comprendre ni l'expliquer) de n'avoir pas saisi le fil que lui offrait Ariane - des phrases qui avouons-le une bonne fois suffisent à faire bâiller le plus éveillé des lecteurs.
Oui on s'ennuie dans la Recherche. Je ne parle pas seulement de certains lecteurs, mais des personnages du livre. Car l'ennui en est une composante fondamentale. Est-ce parce que Proust était trop nul pour savoir utiliser une gomme ? Ou parce que cet ennui a un rôle à jouer dans le livre, qu'il en est en somme un des personnages ? Et d'abord, c'est quoi l'ennui ? Question propre à occuper agréablement vos siestes sur la page à la plage.