Le proverbe dans Dulle Griet, si donc proverbe il y a à l'origine de l'œuvre, ce serait dixerunt les critiques, « chercher rapine jusque devant l'enfer », ou bien « être hardie à défier l'enfer ». De fait il y a dans la partie gauche une énorme figure supposée être la gueule de l'enfer, c'est vers elle que marche Griet de son pas que rien, de toute évidence, n'arrêtera.
Cependant si c'est l'enfer qu'elle défie, elle doit se sentir bien seule dans ce combat, car tout autour chacun mène sa vie (ou sa mort) dans la plus totale indifférence à cette énorme gueule, à ce trou noir. Comme si elle était la seule à le voir. La seule à avoir identifié l'ennemi. Hallucination ? Griet, c'est vrai, a un regard halluciné. Hagarde est sans doute l'adjectif qui la caractérise le mieux.
Il y a aussi des commentateurs ne brillant pas par leur féminisme (et pas toujours dans des époques anciennes) qui ont vu dans le personnage une sorte de mégère, de virago. Ce qui permet de donner au tableau une tonalité non tant tragique que burlesque. Car Griet est en fait une assez vieille femme, une ménopausée disons. Et par là source chez les hommes (les mecs j'entends) de sentiments ambivalents, dont ils se défendent par la moquerie. Que faire de la femme lorsqu'elle n'est plus mère potentielle ni objet sexuel ? Est-elle encore femme, ne devient-elle pas un peu homme, menaçant par là leur pouvoir masculin ? Pire, n'échappe-t-elle pas à l'humanité ? Ce qui expliquerait son habilitation proverbiale à défier le diable.
Dans son étude sur le beau, Umberto Eco dit que deux choses éveillent l'angoisse de monstruosité : l'incertitude sur le sexe et la vieillesse. Pour la vieillesse, c'est évidemment à mettre en relation avec l'angoisse de mort. D'ailleurs, peu de temps avant ou après ce tableau (pourquoi pas en même temps ?) Bruegel peint le génial Triomphe de la mort, qui ressemble à Dulle Griet en de nombreux points. Quant à l'incertitude sur le sexe, elle réveille l'angoisse de la transgression des frontières, des limites.
Voilà, c'est exactement cela. Hideuse mégère peut être, schizo, borderline, mettons, Griet est surtout, littéralement transgressive. La grande enjambée par laquelle elle traverse le tableau, plus qu'une une progression, est la transgression-même.
Griet au sexe incertain n'est pas belle mais rebelle, la rébellion même. Griet avec ses allures de marionnette dégingandée et pathétique peut évoquer (m'évoque), l'inverse de Lucifer l'ange déchu.
Au cœur du chaos que les hommes créent sur terre avec leurs guerres et leur violence, se lève Griet l'enragée, l'indignée, « hardie à défier l'enfer ». Parce qu'en elle subsiste, paradoxalement, un désir de paradis. Le désir paradoxal de Griet que sa rage immunise contre la soumission au mal.