« Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler et d'écouter, et l'on se condamnerait peut être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles.
Il faut donc s'accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies. »
La Bruyère. Les Caractères (De la société et de la conversation 5)
Je disais la dernière fois : quand Labru s'érige en arbitre du goût, il n'est pas convaincant, oscillant entre le déplaisant et le ridicule. Cependant il faut lui rendre justice : en tant que moraliste il tient globalement la route.
Sa morale est parfois (c'est le cas ici) montaignienne. Ce n'est pas un hasard. Il a beaucoup lu Montaigne, et plein d'endroits dans Les Caractères « rencontrent » les Essais : réminiscences, allusions. Il y a même un pastiche explicite (De la société 30).
Un pastiche osons le dire laborieux. On me dira quel pastiche de Montaigne pourrait éviter de paraître terne, au regard de l'original ? Montaigne, c'est la liberté, la souplesse, la créativité continue. Il s'autorise tout. La Bruyère se cantonne au cadre contraignant qu'il s'est donné. Du coup Labru c'est un peu Montaigne en corset. Ah les dégâts de la normativité classique.
Mais il y a quand même ici une idée sympa. Une anti-misanthropie aussi nette que « non-dupe ». Les conversations courantes ont rarement la saveur d'un expresso (et les interlocuteurs pas tous le charme clooneysien - encore qu'il commence à vieillir comme nous tous, l'ami George. Faudra que je cherche un autre parangon de beaugossitude. Perso je suis sensible au charme du jeune Raphaël Personnaz. Bref).
Les conversations courantes sont de l'allongé fadasse. Il faut pourtant s'en contenter les trois quarts du temps. Ces trois quarts sont-ils pour autant du temps perdu ? Non, dit Labru.
Car tout vides, tout insignifiants qu'ils soient, ils permettent de rester branché sur le désir de l'échange avec l'autre (nommé ici le commerce). Parce que l'essentiel est là. Alors, au mal nécessaire comme au mal nécessaire.
Cela dit chacun aura bien sûr sa conception des discours inutiles. Pour Mélinde parler de ses vapeurs n'est pas inutile (ni pour son interlocuteur psy branché sur l'hypocondrie et le narcissisme).
N'empêche. Ces tombereaux d'inanités vomis quotidiennement sur le Net : leur utilité pour le commerce ? (Au sens XVII° j'entends, au sens googuélien pas besoin d'être analyste financier).
Euh. Me voici plus moraliste scrogneugneu que La Bruyère. Un comble. Allez, j'admets que je mélindise vaporeusement plus souvent qu'à mon tour. Car à l'inanité je m'en voudrais d'ajouter la vanité.
Sans me vanter.