Dès le réveil, Marcel fut alerté : il se passait quelque chose de bizarre.
Les bêtes, il y avait quelque chose avec les bêtes. Il pouvait l'affirmer, oui, il aurait mis ses doigts à couper qu'il y avait du pas clair, du pas comme d'habitude là-haut sur l'alpage.
Pourquoi le savait-il avec cette certitude ? Des siècles qu'il était berger, pour dire, voilà pourquoi.
Il prit le temps d'avaler le café au lait avec le morceau qu'il tailla sur la grosse miche, il y ajouta même plus de marmelade qu'à l'accoutumée. Si c'était, comme il le redoutait, quelque chose de terrible, il faudrait faire face, échapper au risque d'être pris de malaise.
Il voulait éviter de formuler le mot, même pour lui seul. Mais le mot s'imposait, occupait peu à peu tout l'espace de sa cervelle, lui assiégeait l'esprit comme un adversaire retors.
Le mot terrible, le mot catastrophe : le loup.
Il marchait, le cœur serré, le souffle court. Il s'efforçait d'écarter les images. L'horreur, il l'avait déjà eue sous les yeux, il était déjà passé, le loup, il avait déchiré ses brebis, leurs petits.
Il arriva sur la hauteur de l'alpage. Le troupeau était paisible, les bébés collés aux pattes des mères, les deux béliers à l'écart. Sur l'autre aile du troupeau, Médor veillait, mais à demi assoupi, yeux mi-clos.
Marcel poussa un soupir, soulagé. Et même il se mit à rire : il aurait été mauvais médium. Cette chose vague qui rôdait …. Idée germée à bas bruit au cœur de lui-même, au fil des mois de solitude. Voilà tout.
Il s'approcha. Alors il vit : sur les bêtes, plus de pelage.
Qui était passé les raser ? Et pourquoi pas de bruit qui l'aurait alerté ? Pas de cri chez les bêtes, passage imperceptible de celui qui avait fait ça.
Celui ? Celle ? Homme ? Femme ? Il l'imagina, semblable aux esprits, aux elfes.
Le spectacle de ses bêtes dépouillées, mais si paisibles, était irréel. Image de rêve. De rêve, oui, pas de cauchemar : elle était comme adoucie, estompée sous la lumière brumeuse de l'aurore.