« Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. » (Essais I,13)
Montaigne est lui aussi, plus que personne, un inclassable qui a la classe.
Les Essais sont bien en effet le travail d'un rhapsode.
Citations commentées ou pas, pensées, récits autobiographiques, sont entrelacés, tissés, dans une construction circulaire, spiralée.
Une spirale qui organise aussi le livre du Qohélet, on le verra.
Il est un de ceux que Montaigne lisait le plus (c'est ce qui m'a convaincue de le regarder de plus près, car longtemps il m'est tombé des mains).
Il en avait fait graver des phrases* au plafond de sa librairie, parmi d'autres références importantes pour lui, telles des constellations pour se repérer dans son ciel personnel d'homme et d'écrivain.
Ce livre à première vue résigné, aquoiboniste, est donc ainsi en bonne part un de ceux où s'enracine la puissante énergie des Essais. Paradoxal, non ?
Autre paradoxe, ce texte source profonde de son œuvre, Montaigne ne le cite que très peu, en tous cas directement. Étonnant, non ?
Vanité vanités tout est vanité dit le Qohélet. Un temps pour pleurer un temps pour rire, un temps pour naître un temps pour mourir.
Une pensée désenchantée, une ritournelle tristounette. À première vue du moins.
La phrase de Montaigne condense les deux, pensée et ritournelle, dans une petite musique au rythme allègre, dans une désinvolture souriante. Tout est vanité, c'est entendu : alors un peu plus, un peu moins, qu'importe ?
Inutile, absurde peut être, de hiérarchiser, de créer des différences de rang entre constructif ou divertissant, entre choses sérieuses ou légères.
Il n'est chose si vaine qui ne mérite son temps pour être vécue.
Il n'est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie : voilà, c'est simple.
Les Essais dérouleront ainsi la page blanche devant le premier sujet venu (être ou idée), comme le tapis rouge devant un roi (Cérémonie de l'entrevue des rois est le titre de ce chapitre). Sans solennité cependant, comme ça, en passant, le temps de quelques phrases, d'un chapitre entier pour les plus chanceux.
Mais comme au quart d'heure de célébrité dont parle Andy Warhol, n'importe quel sujet a droit à sa place dans le livre.
Il n'est sujet si vain … Mais au fait y a-t-il quelqu'un qui puisse décider de ce qui est vain ou pas ?
Montaigne dit : certainement pas moi.
C'est pourquoi le Qohélet n'a jamais eu meilleur lecteur.
*Citations qui proviennent en fait d'une paraphrase latine du texte hébreu.
Commentaires
Ariane, merci. Pour la première fois ce matin, presque un an après la mort de maman, j'ouvre sa Bible et je cherche ce livre. Je lis les huit premiers versets de "La mort", ils disent tout et même ceci : "un temps pour embrasser, et un temps pour s'abstenir d'embrassements".
Je vais les ajouter à ma lettre pour quelqu'un qui vient de perdre son compagnon de vie depuis plus de soixante ans.
Je suis vraiment heureuse si mon travail vous parle, Tania.
Le passage que vous citez est extrait du chapitre 3, qui est pour moi le sommet du livre, son point focal. Un très beau texte, j'en parlerai ... en son temps.
(Confidence pour confidence j'ai lu ce chap 3 à l'enterrement de ma mère).