« Je me suis envieilli de sept ou huit ans depuis que je commençai(1) ; ce n'a pas été sans quelque nouvel acquêt. J'y ai pratiqué la colique(2) par la libéralité des ans. (...) C'était à point nommé, de tous les accidents de la vieillesse, celui que je craignais le plus.
J'avais pensé maintes fois à part moi que j'allais trop avant, et qu'à faire un si long chemin(3), je ne faudrais(4) pas de m'engager en fin en quelque malplaisant rencontre.
Je sentais et protestais assez qu'il était heure de partir, et qu'il fallait trancher dans le vif (...) suivant la règle des chirurgiens ; qu'à celui qui ne rendait à temps (sa vie), Nature avait accoutumé faire payer bien rudes usures.
Mais c'étaient vaines propositions. Il s'en fallait tant que j'en fusse prêt lors, que, en dix-huit mois ou environ qu'il y a que je suis en ce malplaisant état, j'ai déjà appris à m'y accommoder.
J'entre déjà en composition de ce vivre coliqueux ; j'y trouve de quoi me consoler et de quoi espérer. Tant les hommes sont acoquinés à leur être misérable, qu'il n'est si rude condition qu'il n'acceptent pour s'y conserver ! »
(Montaigne Essais livre II chapitre 37 De la ressemblance des enfants aux pères)
(1)D'écrire les Essais.
(2)Lié connaissance avec la maladie de la pierre.
(3)Quand il écrit ces mots il a environ 55 ans. Mais c'est vrai qu'il abordait le bout du chemin puisqu'il est mort dans sa soixantième année.
(4)Verbe faillir : je ne manquerais pas.
Dans ce passage, on peut goûter la sincérité de reconnaître en soi le sentiment bien humain qu'on retrouve dans la fable de La Fontaine La Mort et le bûcheron.
Moi ce qui me plaît surtout, c'est le ton ironique du début : quel beau cadeau m'a fait le passage du temps ! Une auto-ironie que l'on retrouve régulièrement chez lui. Traiter par l'humour sa propre souffrance fut l'une des grandes élégances morales de Montaigne