« Il est à croire que je dois à mon père cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement affligé d'une grosse pierre qu'il avait en la vessie ;
il ne s'aperçut de son mal que le soixante-septième an de son âge, et avant cela il n'en avait eu aucune menace ou ressentiment aux reins, aux côtés, ni ailleurs (…) et dura encore sept ans en ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse.
J'étais né vingt-cinq ans et plus avant sa maladie (…) Où se couvait tant de temps la propension à ce défaut ? Et, lorsqu'il était si loin du mal, cette légère pièce de sa substance de quoi il me bâtit, comment en portait-elle pour sa part une si grande impression ?
Et comment encore si couverte, que, quarante-cinq ans après,(1) j'ai commencé à m'en ressentir, seul jusqu'à cette heure entre tant de frères et de sœurs, et tous d'une mère ?
Qui m'éclaircira de ce progrès, je le croirai d'autant d'autres miracles qu'il voudra ; pourvu que, comme ils(2) font, il ne me donne pas en paiement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n'est la chose même. »
(Montaigne Essais livre II chapitre 37 De la ressemblance des enfants aux pères)
(1)Si indécelable, que ce n'est que quarante-cinq ans après …
(2)Les philosophes ou les savants. Et parmi eux particulièrement les médecins, dont Montaigne souligne dans les pages qui suivent (ainsi qu'à d'autres endroits du livre, tantôt plaisamment tantôt amèrement) l'alliance d'incapacité et de prétention.
Ce passage m'impressionne par l'intelligence du questionnement. Montaigne pose très exactement les problèmes que la génétique envisagera des siècles plus tard.
On peut rappeler cependant qu'il n'est pas mort de la pierre, mais (pour autant qu'on sache) d'une sorte de phlegmon à la gorge, qui a provoqué une asphyxie.
Conclusion en tous cas : on ne peut que se réjouir d'être né à une époque qui, malgré bien des défauts, assure (en nos pays riches ce n'est hélas pas le cas partout) l'accès à une science médicale digne de ce nom, et aux soins utiles qui vont avec.